31.12.1998 

Qu’est-ce que la valeur, qu’en est-il de la crise?

Retranscription retravaillée d’un exposé tenu à l’université de Vienne (Autriche) le 24 juin 1998

deutsch: Was ist der Wert, was soll die Krise?

spanisch: ¿Qué es el valor? ¿Qué significa la crisis?

Norbert Trenkle

Le tour d’horizon que je voudrais faire aujourd’hui est très large. Il part du niveau le plus fondamental de la théorie de la valeur, ou plus exactement de la critique de la valeur, c.a.d. au niveau des catégories de base de la société de production de marchandises : travail, valeur, marchandise et argent. Nous parlerons ensuite du niveau auquel appartiennent ces catégories, apparaissant comme des faits et des contraintes objectifs, réifiés et fétichistes, prétendument « naturels ». À ce niveau, celui du prix, du profit, du salaire, de la circulation etc., les contradictions internes et le côté historiquement insoutenable de la société marchande moderne se manifestent ouvertement sous forme de crise. Il est clair qu’ici, dans un temps limité, je ne peux pas livrer plus qu’une esquisse, mais j’espère quand même arriver à rendre compréhensibles les corrélations les plus importantes.

Comme point de départ, j’aimerais prendre une catégorie qui est généralement acceptée comme une condition allant de soi de l’existence humaine : le « travail ». Chez Marx, dans « Le Capital », cette catégorie est peu critiquée. Elle est introduite plutôt comme une caractéristique anthropologique valable partout et toujours dans toutes les sociétés. Marx écrit : « C’est pourquoi le travail, en tant que formateur de valeurs d’usages, en tant que travail utile, est pour l’homme une condition d’existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature, et donc à la vie humaine. » (Le Capital, PUF, p. 48)

Néanmoins, pour Marx, la catégorie « travail » n’est pas aussi anodine que peut le laisser croire cette citation. À d’autres endroits, surtout dans ce qu’on appelle ses écrits de jeunesse, il parle en des termes beaucoup plus critiques. Dans le manuscrit de la critique de l’économiste allemand Friedrich List, publié seulement en 1970, Marx parle de la nécessité du dépassement du travail comme condition préalable à toute émancipation. Il y écrit : « Le ” travail ” est dans son essence une activité soumise, inhumaine et antisociale, conditionnée par et créant la propriété privée. La suppression de la propriété privée ne deviendra réalité que quand elle sera comprise comme suppression du ” travail “… » (Marx 1972, p. 436) Dans « Le Capital » également, on trouve des passages qui rappellent ses premières convictions. Mais il ne s’agit pas ici de démontrer les ambivalences dans la pensée marxienne concernant le « travail » (à ce propos, voir Kurz 1995) ; j’aimerais plutôt aborder la question de savoir ce que représente vraiment cette catégorie. Est-ce que le « travail » est vraiment une constante anthropologique ? Peut-on le prendre comme point de départ acritique d’une analyse de la société marchande ? Ma réponse est clairement non.

Marx distingue travail concret et abstrait ; il appelle cela la double nature spécifique du travail dans la société de production de marchandises. Ainsi il affirme (et le dit explicitement) que c’est seulement à ce niveau de dédoublement ou de scission qu’a lieu un processus d’abstraction. Le travail abstrait est abstrait à partir du moment où il ne considère pas les qualités concrètes et matérielles ni les particularités de chaque activité spécifique, couture, menuiserie ou boucherie, en les réduisant à une troisième chose commune. Marx ne voit pas que le travail comme tel est déjà une abstraction. (Le marxisme n’a quant à lui jamais développé une conscience critique à ce niveau.) Et pas seulement une abstraction de la pensée comme un animal, un arbre ou une plante, mais bien plus une abstraction réelle, imposée historiquement, dominant la société en soumettant les humains à son pouvoir.

Au sens littéral, « faire abstraction » veut dire enlever ou séparer de quelque chose. Dans quel sens le travail est-il alors une abstraction, une séparation de quelque chose ? La particularité sociale et historique du travail ne se tient évidemment pas dans le fait que des choses soient produites ni que des activités sociales soient réalisées. Effectivement, chaque société fait cela. Mais c’est la forme sous laquelle cela se passe, dans la société capitaliste, qui est particulière. C’est typiquement sous cette forme que le travail est isolé dans une sphère séparée des autres relations sociales. Celui qui travaille ne fait que ça et ne fait rien d’autre. Se reposer, s’amuser, vaquer à ses intérêts, s’aimer etc. doit se faire en dehors du travail ou ne doit en tous cas pas avoir une influence gênante sur le fonctionnement rationalisé. Évidemment, cela ne marche jamais totalement parce que, bien qu’il ait été dressé pendant des siècles, l’homme n’est jamais complètement devenu une machine. Je parle ici d’un principe structurel que l’on ne rencontre pas empiriquement de manière pure, bien qu’en Europe occidentale le processus de travail ressemble déjà largement à cet horrible modèle idéal. C’est pour cette raison, c.a.d. à cause de l’expulsion de tous les moments de non-travail en dehors de la sphère du travail, que se sont créées d’autres sphères sociales séparées. Historiquement, quand le travail s’est imposé, on a relégué dans ces autres sphères tous les moments séparés. Ces nouvelles sphères ont elles-mêmes pris un caractère exclusif (dans le sens du mot exclusion, expulsion, relégation, disqualification) : le temps libre, le privé, la culture, la politique, la religion, etc.

Une des conditions structurelles essentielles pour la séparation vis-à-vis du contexte social est le rapport des genres, avec ses attributs dichotomiques et hiérarchiques de la masculinité et de la féminité. La sphère du travail tombe de manière évidente sous l’empire du « masculin ». Cela, comme on peut déjà le voir avec les exigences subjectives qui sont formulées dans cette sphère : rationalité abstraite pour atteindre un but finaliste, objectivité, pensée formelle, tendance à la concurrence, etc. Bien sûr, les femmes doivent aussi respecter ces exigences si elles veulent « réussir » dans un métier. Mais le domaine, l’instance, du masculin ne peut exister structurellement, uniquement parce qu’on a relégué à l’arrière-plan le domaine séparé et infériorisé du féminin, où le travailleur peut, au moins idéalement, se régénérer auprès de la femme au foyer, fidèle, qui s’occupe de son bien-être physique et émotionnel. Ce rapport structurel, depuis toujours idéalisé et romantisé par l’idéologie bourgeoise (dans de nombreuses louanges emphatiques à l’égard de la femme et de la mère attentionnée et prête au sacrifice), a déjà été suffisamment analysé et documenté, dans les trente dernières années, par la recherche féministe. On peut donc certainement affirmer d’emblée la thèse selon laquelle le travail et le rapport hiérarchique moderne des genres sont inséparablement liés. Les deux sont des principes structurels de base de l’organisation de la société bourgeoise et de production de marchandises.

Je ne peux pas approfondir ici cette question, car mon exposé porte sur les médiations spécifiques et les contradictions internes des sphères du travail, de la marchandise et de la valeur qui sont historiquement et structurellement investies par le masculin. Je veux donc y revenir. Plus haut, j’avais déjà expliqué que le travail, comme forme d’activité spécifique à la société marchande, était déjà per se abstrait. Il constitue une sphère séparée, extraite du reste du rapport social. Cette sphère comme telle n’existe que là où la production de marchandises est déjà devenue la forme dominante de socialisation, c.a.d. dans le capitalisme, où l’activité humaine sous forme de travail n’a d’autre but que la valorisation de la valeur.

Les gens ne rentrent pas de manière volontaire dans cette sphère du travail. Ils le font parce que, dans un processus historique long et sanglant, ils ont été séparés des moyens de production et d’existence les plus élémentaires. Il ne peuvent survivre qu’en se vendant pour un certain temps, ou plus exactement en vendant leur énergie vitale, sous forme de force de travail, pour un but qui leur est extérieur et indifférent. Pour eux, le travail représente donc principalement un vol de forces vitales et il est donc de ce point de vue une abstraction tout à fait réelle. C’est d’ailleurs pour cela que l’équation travail = peine est juste, et c’est aussi ce qu’on retrouve dans l’origine étymologique du verbe « laborare ».

Finalement, l’abstraction domine dans la sphère du travail encore à l’aide d’une autre forme tout à fait spécifique : celle du règne du temps abstrait, linéaire et homogène. Ce qui compte est le temps objectivement mesurable, séparé des sentiments subjectifs, des sensations et des expériences des individus qui travaillent. Le capital a loué le travailleur pour un laps de temps exactement défini, pendant lequel il doit produire un maximum de marchandises ou de services. Chaque minute qui n’est pas consacrée à la production est du point de vue de l’acheteur de la marchandise « force de travail » un gaspillage. Chaque minute est précieuse et compte pareillement, car elle représente littéralement de la valeur potentielle.

Historiquement, le moment où le règne du temps abstrait, linéaire et homogène, s’est imposé représentait une des plus grosses ruptures avec toutes les formes d’organisation sociale précapitalistes. Comme on le sait, il aura fallu plusieurs siècles de pressions manifestes et d’utilisation de la force brute pour que la masse des humains intériorise cette forme de rapport au temps et n’éprouve plus rien de particulier à l’idée de devoir se présenter tous les matins à la même heure précise à l’usine ou au bureau, en laissant sa vie à la porte d’entrée pour se soumettre pendant un laps de temps défini au rythme monotone des dispositifs de production et de fonctionnement donnés. Déjà, à lui seul, ce fait bien connu démontre que la forme imposée d’activité sociale appelée travail n’a rien d’une évidence.

Si le travail n’est donc pas une constante anthropologique, mais déjà lui-même une abstraction (socialement très puissante et efficace), qu’en est-il du double caractère du travail, représenté dans les marchandises, que Marx analyse et qui forme la base de sa théorie de la valeur ? Comme on le sait, Marx constate que le travail produisant des marchandises a deux côtés : un concret et un abstrait. En tant que travail concret, il est créateur de valeur d’usage, et produit alors certaines choses utiles. Comme travail abstrait, par contre, il n’est que simple dépense de travail, au-delà de toute définition qualitative. Comme tel, il crée de la valeur qui se représente dans la marchandise. Mais que reste-t-il au-delà de toute définition qualitative ? La seule chose que toutes les différentes sortes de travail ont en commun, une fois qu’on a fait abstraction de leurs côtés matériels et concrets, est évidemment d’être des sortes différentes de dépense de temps de travail abstrait. Le travail abstrait est alors la réduction de tous les travaux de producteurs de marchandises à un dénominateur commun. En réduisant les travaux à une quantité purement abstraite et réifiée de temps écoulé, il les rend comparables et ainsi échangeables. C’est ainsi qu’il forme la substance de la valeur.

Presque tous les théoriciens marxistes ont pris cette détermination conceptuelle, qui ne va pas du tout de soi, comme une définition banale d’un fait anthropologique et quasi naturel et l’ont rabâchée sans réflexion. Ils n’ont jamais compris pourquoi Marx s’était donné tant de peine pour écrire le premier chapitre du Capital (qu’il a réécrit plusieurs fois) et pourquoi une chose apparemment aussi évidente a été rendue inutilement opaque, soi-disant, à travers le recours au langage hégélien employé. Pour le marxisme, le travail était une évidence. Il affirmait que le travail créait de la valeur littéralement comme le boulanger fait des petits pains. Il pensait aussi que la valeur stockait le temps de travail écoulé sous forme morte. Marx lui-même n’a pas soulevé le fait que le travail abstrait présuppose, logiquement et historiquement, déjà le travail comme forme spécifique d’activité sociale, qu’il s’agit donc de l’abstraction d’une abstraction. Autrement dit, la réduction d’activités à des unités de temps homogènes présuppose déjà l’existence d’une mesure abstraite du temps dominant la sphère du travail. Il ne serait par exemple jamais venu à l’idée d’un paysan du Moyen Âge de mesurer en heures et en minutes le temps qu’il lui fallait pour moissonner un champ. Ceci non pas parce qu’il ne possédait pas de montre, mais parce que cette activité était intimement liée à l’ensemble de sa vie et qu’en faire une abstraction temporelle n’aurait donc pas eu de sens.

Bien que Marx n’ait pas éclairé suffisamment le rapport entre le travail comme tel et le travail abstrait, il ne laisse planer aucun doute sur la folie absolue d’une société dans laquelle l’activité humaine, comme processus vivant, se coagule en une forme réifiée et s’érige en puissance sociale dominante. Marx ironise à propos de l’idée courante selon laquelle ce fait serait naturel, en rétorquant aux pontes de l’économie politique, qui ont une approche positiviste face à la théorie de la valeur : « Aucun chimiste n’a encore jamais trouvé de valeur d’échange dans une perle ou dans un diamant. » (Le Capital, PUF, p. 95) Quand Marx démontre alors que le travail abstrait forme la substance de la valeur et que donc la quantité de valeur est définie par le temps de travail moyennement dépensé, il ne reprend pas du tout le point de vue physiologique ou naturaliste des économistes classiques, comme le prétend Michael Heinrich, à côté de moi aujourd’hui, dans son livre « La science de la valeur ». Comme la meilleure partie de la pensée bourgeoise depuis les Lumières, les économistes classiques comprennent les rapports (sociaux) bourgeois jusqu’à un certain point, mais seulement pour les renvoyer aussitôt à « l’ordre naturel ». Marx critique cette idéologisation des rapports dominants en la décryptant comme reflet fétichiste d’une réalité fétichiste. Il démontre que la valeur et le travail abstrait ne sont pas de pures représentations que les humains pourraient simplement effacer de leur esprit. Le système de travail et de production moderne de marchandises forge le cadre de leurs pensées et activités. Dans celui-ci, toujours présupposé, leurs produits se tiennent réellement face à eux comme une manifestation réifiée de temps de travail abstrait, comme une force de la nature. Les rapports sociaux sont devenus pour les bourgeois leur « deuxième nature », selon la formule pertinente de Marx. C’est cela le caractère fétichiste de la valeur, de la marchandise et du travail.

Alfred Sohn-Rethel a forgé le concept d’« abstraction réelle » pour désigner cette forme folle d’abstraction. Par ce terme, il voulait exposer un procédé d’abstraction qui ne se réalise pas dans la conscience des humains comme façon de penser, mais qui, comme structure à priori de fabrication sociale, précède et détermine la pensée et l’action humaines. Mais pour Sohn-Rethel, l’abstraction réelle est identique à l’acte d’échange ; elle domine alors là où le marché met les marchandises en relation les unes avec les autres. D’après lui, c’est seulement ici que des choses inégales deviennent équivalentes, que des choses qualitativement différentes sont réduites à un tiers commun : la valeur, ou plus précisément la valeur d’échange. Mais de quoi ce tiers commun est-il constitué ? Si les différentes marchandises trouvent dans la forme valeur ou la valeur d’échange un dénominateur commun, dans lequel sont exprimées des quantités abstraites différentes, il faut aussi pouvoir indiquer le contenu de cette valeur de mauvais augure ainsi que son échelle de mesure pour la comptabiliser. Sur ce point-là, Sohn-Rethel nous doit toujours une réponse. On peut mettre en cause sa vision étroite, presque mécanique du contexte de la société de production de marchandises.

Selon lui, le travail apparaît comme un espace pré-social, où des producteurs privés fabriqueraient leurs produits en n’étant nullement touchés par une forme sociale particulière. Ensuite seulement, les produits deviendraient marchandises en étant jetés dans la sphère de la circulation où, à travers l’échange, on ferait abstraction de leurs particularités matérielles et donc aussi du travail concret dépensé pour leur fabrication. Ainsi ils se transformeraient en porteurs de valeur. Cette vision, qui sépare et oppose extérieurement la sphère de la production à celle de la circulation, passe complètement à côté du contexte interne du système de production de marchandises moderne. Sohn-Rethel confond systématiquement deux niveaux d’observation : premièrement, la nécessité que la production et la vente d’une marchandise particulière aient lieu l’une après l’autre dans le temps, et, deuxièmement, que ce processus particulier présuppose, logiquement et dans la réalité sociale, l’unité du processus de valorisation et d’échange.

J’aimerais insister un peu sur cette question, car ce point de vue n’est pas du tout une spécialité de Sohn-Rethel. C’est un argument qui est largement répandu dans des variantes différentes. On le retrouve tout au long du livre déjà cité de Michael Heinrich (1991). Il y affirme, pour ne prendre qu’une citation parmi beaucoup d’autres, que le corps de la marchandise « reçoit sa forme-objet-valeur (Wertgegenständlichkeit) seulement dans l’échange » et poursuit : « Isolé, observé en tant que tel, le corps de la marchandise n’est pas marchandise, mais seulement simple produit. » (Heinrich 1991, p. 173) De cette citation, et de beaucoup d’autres semblables, Heinrich ne tire pas les mêmes conclusions théoriques que Sohn-Rethel. Mais la logique de son argumentation est bien la même. Il y échappe seulement grâce à un bricolage théorique peu convaincant, qui consiste dans le fond à séparer la forme valeur de la substance valeur (voir Heinrich 1991, p. 187, ainsi que la critique de Backhaus / Reichelt 1995).

Il est bien évident que dans le processus de production capitaliste les produits ne sont pas fabriqués comme des choses utiles et innocentes qui arriveraient seulement sur le marché à posteriori. Chaque procédé de production est prévu à l’avance pour valoriser du capital et il est organisé comme tel. Les produits sont déjà élaborés sous la forme fétichiste de chose-valeur, ils ne peuvent qu’avoir un seul but : celui de représenter le temps de travail concret, écoulé, sous forme de valeur. La sphère de la circulation, le marché, ne sert donc pas simplement à échanger des marchandises, mais c’est l’endroit où la valeur qui est représentée dans les produits se réalise ou le devrait. Pour que cela puisse marcher (condition nécessaire mais pas suffisante), les marchandises doivent aussi être des choses utiles. Mais c’est seulement pour l’acheteur potentiel qu’elles le doivent. Le sens ou le but de la production n’est pas le côté matériel ou concret d’une marchandise. La valeur d’usage est d’une certaine manière seulement un effet secondaire inévitable. Du point de vue de la valorisation, elle n’est pas nécessaire. C’est d’ailleurs d’une certaine manière le cas. On produit massivement des choses complètement inutiles, ou qui se cassent très vite. Mais la valeur ne peut pas se passer d’un support matériel. Personne n’achèterait comme tel du « temps de travail mort », mais seulement sous la forme d’un objet, auquel un acheteur attribue un quelconque sens.

C’est pour cela que le côté concret du travail n’échappe pas du tout à l’influence de la forme de socialisation dominante. Si le travail abstrait est l’abstraction d’une abstraction, le travail concret ne représente que le paradoxe du côté concret d’une abstraction (à savoir de la forme-abstraction « travail »). Il est « concret » seulement dans le sens très étroit et borné où les marchandises différentes requièrent des processus de production différents : une voiture est construite différemment d’un cachet d’aspirine ou d’un taille-crayon. Mais par rapport à leur but préétabli, qui est la valorisation, ces processus de production, du point de vue technique et organisationnel, ne sont pas du tout neutres. Je n’ai sûrement pas besoin d’expliquer longuement comment les processus de production capitalistes sont organisés à cet égard. La seule maxime qui définit leur organisation est celle de produire le plus possible avec le moins de temps possible. C’est cela qu’on appelle l’efficacité économique d’une entreprise. Le côté concret matériel du travail n’est alors rien d’autre qu’une forme manifeste dans laquelle le diktat du temps de travail abstrait s’oppose au travailleur, et le soumet à son rythme.

Il est donc tout à fait juste de dire que les marchandises produites dans le système du travail abstrait représentent déjà de la valeur, avant même de rentrer dans la sphère de la circulation. Mais il est dans la logique des choses que la réalisation de la valeur puisse échouer : les marchandises peuvent être invendables ou être vendues en-dessous de leur valeur, mais c’est un tout autre aspect du problème. Pour pouvoir rentrer dans le processus de circulation, un produit doit déjà se trouver sous la forme fétichiste d’une chose-valeur. Comme telle, elle n’est rien d’autre que la représentation du travail abstrait dépensé (et cela veut donc dire du temps de travail abstrait écoulé) et possède donc impérativement également une quantité de valeur définie. En tant que forme pure, sans substance (c.a.d. sans le travail abstrait), la valeur ne peut pas exister sans entrer en crise et sans finalement se briser.

Comme on le sait, la quantité de la valeur n’est pas définie par le temps écoulé pour la production d’une marchandise individuelle, mais par le temps de travail socialement nécessaire pour cette réalisation. Cette moyenne n’est pas fixe, elle change avec le niveau de productivité en vigueur (la tendance séculaire voulant que le temps de travail nécessaire par marchandise baisse, et donc aussi que la quantité de valeur représentée en elle diminue). Cette moyenne, comme mesure de la valeur, est définie antérieurement à chaque processus de production, et y règne impitoyablement. Un produit ne représente alors une certaine quantité de travail abstrait que s’il peut gagner devant le tribunal de la mesure de la productivité sociale. Les produits d’une entreprise qui travaille en sous-productivité ne représentent évidemment pas plus de valeur que ceux réalisés dans des conditions socialement moyennes. L’entreprise en question doit donc à terme augmenter sa productivité ou disparaître du marché.

Ce qui prête légèrement à confusion dans ce contexte, c’est que la forme objet de la valeur (Wertgegenständlichkeit) et la quantité de valeur n’apparaissent pas dans le simple produit, mais seulement dans l’échange de marchandises au moment où il rentre en relation avec d’autres produits du travail abstrait. À ce moment-là, la valeur d’une marchandise apparaît dans une autre marchandise. La valeur de 10 oeufs par exemple s’exprime dans 2 kilos de farine. Dans le système de production de marchandises développé (et c’est de cela qu’on parle ici), la deuxième marchandise est remplacée par un équivalent général, l’argent, dans lequel la valeur de toutes les marchandises s’exprime, et qui agit comme moyen social de mesure de la valeur. Affirmer que la valeur n’apparaît, dans sa forme de valeur d’échange, que dans la sphère de la circulation, présuppose avoir compris qu’elle n’est pas créée là, comme le prétendent Sohn-Rethel ou d’autres théoriciens de l’échangisme, ainsi que les représentants de la théorie subjectiviste de la valeur. Il faut comprendre qu’il y a une différence entre l’essence de la valeur et les formes sous lesquelles elle apparaît.

La théorie subjectiviste de la valeur qui, dans son empirisme plat, s’accroche à l’apparence de la circulation s’est toujours moquée de la critique de la valeur-travail comme métaphysique. C’est un reproche qui a aujourd’hui, sous l’habit post-moderne, de nouveau le vent en poupe. Involontairement, il en dit long sur le caractère fétichiste de la société de production de marchandises. Si les relations sociales réifiées s’érigent comme pouvoir aveugle au-dessus des humains, qu’est-ce d’autre que de la métaphysique incarnée ? La théorie subjectiviste de la valeur ainsi que le positivisme marxiste s’appuient sur le fait que la valeur ne peut jamais être appréhendée empiriquement. Car effectivement on ne peut pas extraire la substance-travail des marchandises, pas plus qu’on ne peut calculer en retour de manière consistante les valeurs des marchandises à partir de leurs manifestations empiriques (ou à partir de leurs prix). Mais où est cette valeur suspecte ? C’est la question que formulent nos positivistes, en la rejetant aussitôt, car ce qui n’est pas empiriquement mesurable et saisissable n’a pas d’existence dans leur vision du monde.

Mais cette critique ne fait mouche qu’à l’encontre d’une variante grossière et positiviste de la théorie de la valeur-travail, bien que typique de la plus grande part du marxisme. Ce marxisme-là se référait toujours dans un sens doublement positif à la catégorie de la valeur. Premièrement, comme je l’ai déjà évoqué, il considérait vraiment la valeur comme un fait naturel ou anthropologique. Il lui semblait tout à fait normal que le travail ou le temps de travail écoulé puisse littéralement être stocké comme chose dans les produits. Il fallait au moins pouvoir donner la preuve arithmétique qu’un prix différent pouvait résulter de la valeur d’une marchandise. Deuxièmement, il était donc logique pour eux d’essayer de régler la production sociale à l’aide de ces catégories conçues positivement. Leur critique principale adressée au capitalisme était que le marché cache la « vraie valeur » des produits et l’empêche de se faire valoir. Dans le socialisme à l’inverse, selon une sentence célèbre d’Engels, il serait facile de calculer exactement combien d’heures de travail sont « contenues » dans une tonne de blé ou d’acier.

Ceci était le noyau programmatique, voué à l’échec, de l’ensemble du socialisme réel ainsi que, d’une manière diluée, celui de la social-démocratie. Il était produit et accompagné, de façon plus ou moins critique et constructive, par des légions entières d’économistes politiques, ainsi qu’on les nomme. Tentative vouée à l’échec parce que la valeur est une catégorie non empirique qui, d’après son essence, n’est pas matérielle. Elle s’impose de manière fétichiste dans le dos des gens et leur impose ses lois aveugles. C’est une contradiction en soi que de vouloir diriger consciemment un rapport inconscient. La punition historique pour cette tentative ne se fit pas attendre.

Quand je dis que la valeur est une catégorie non empirique, cela veut-il dire qu’elle n’est pas significative pour le développement économique réel ? Évidemment, non. Cela veut seulement dire que la valeur n’est pas matérielle ; elle doit traverser différents niveaux de médiation avant d’apparaître sous une forme transformée à la surface de l’économie. Ce que Marx a accompli dans « Le Capital », c’est de démontrer le lien logique et structurel entre ces différents niveaux de médiation. Il explique comment les niveaux de la surface économique que sont le prix, le profit, le salaire et l’intérêt découlent et peuvent être analysés à partir de la catégorie de la valeur et de sa dynamique interne. Mais il n’a jamais sacrifié à l’illusion que ces médiations pourraient être calculées empiriquement au cas par cas. C’est ce que l’économie politique et le marxisme positiviste exigent, sans jamais parvenir à répondre à cette exigence. Mais tout cela n’est pas un déficit de la théorie de la valeur, cela ne fait que révéler l’inconscience de ces médiations. Marx n’a jamais eu la prétention de formuler une théorie positive et encore moins un instrument de politique économique. Son désir était de démontrer la folie, les contradictions internes et finalement le côté intenable d’une société basée sur la valeur. De ce point de vue, on peut considérer sa théorie de la valeur comme étant au fond une critique de la valeur et aussi essentiellement une théorie de la crise (ce n’est pas pour rien que le sous-titre de son oeuvre principale s’intitule : « Critique de l’économie politique »).

D’après la logique interne de tout ceci, le fondement empirique de la critique de la valeur et la théorie de la crise en particulier ne peuvent pas être réalisées de manière quasi-scientifique dans une forme de mathématisation exacte. Là où cette mesure méthodologique est appliquée à priori, comme par exemple dans le débat du marxisme académique concernant la transformation de la valeur en prix, on se rend compte que la compréhension de la valeur et du contexte général qu’elle constitue est déjà fondamentalement faussée. Bien sûr, la critique de la valeur et la théorie de la crise peuvent être illustrées empiriquement. Mais la méthode doit suivre les médiations et les contradictions internes de l’objet. Ce que cela signifie, je ne peux que l’indiquer. Prenons par exemple cette affirmation fondamentale de la théorie de la crise : le capital, depuis les année 70, en excluant de manière radicale la force de travail vivante du processus de valorisation au niveau mondial, a atteint les limites historiques de sa puissance d’expansion et également de sa capacité d’exister. Autrement dit, la production de marchandises moderne est entrée dans un processus de crise fondamentale qui ne peut mener qu’à son naufrage.

Ce résultat n’est évidemment pas une déduction purement logique et conceptuelle, mais provient d’une compréhension théorique et empirique des changements structurels qui se sont produits dans le système mondial de production de marchandises depuis la fin du fordisme. À cela s’ajoute le fait que la substance travail (c.a.d. le temps de travail abstrait dépensé dans la proportion du niveau de productivité moyen en vigueur) est en train de fondre dans les secteurs productifs essentiels de la production pour le marché mondial. S’y ajoute également le retrait continuel du capital d’énormes régions de la planète, qui sont ainsi largement exclues des circuits de marchandises et d’investissements, et sont ainsi livrées à elles-mêmes. Dans ce contexte, il faut finalement compter avec le gonflement et le déferlement énorme des marchés du crédit et de la spéculation. On y trouve du capital fictif accumulé dans une dimension qui n’avait jamais existé dans l’histoire. Cela explique en partie pourquoi la crise ne frappe pas encore de plein fouet les régions centrales du marché mondial, mais laisse aussi prévoir la violence destructive de la vague de dévalorisation qui est maintenant imminente.

Certainement, la théorie de la crise basée sur la critique de la valeur peut se tromper sur certains diagnostics et elle ne peut pas non plus anticiper tous les déroulements du processus de crise, bien qu’elle puisse tout à fait se révéler appropriée dans des analyses de détails. En tout cas, elle peut prouver théoriquement et empiriquement qu’il n’y aura plus d’expansion prolongée d’accumulation et que le capitalisme est entré irréversiblement dans une époque de déclin et de décomposition barbarisés. Cette preuve s’accompagne obligatoirement d’une critique sans pitié du travail, de la marchandise, de la valeur et de l’argent. Elle n’a d’autre but que le dépassement de ces abstractions réelles, fétichistes, et comme son domaine d’application doit être dépassé, la théorie de la valeur doit se dépasser elle-même.

Traduction: Paul Braun

[Ouvrages] :

Backhaus, Hans-Georg / Reichelt, Helmut : Hamburg 1995

Heinrich, Michael : Die Wissenschaft vom Wert, Hamburg 1991

Kurz, Robert : Postmarxismus und Arbeitsfetisch, Krisis 15, 1995

Marx, Karl : Das Kapital MEW 23