Remarques sur la critique de l’Aufklärung [1]
chez Adorno et Horkheimer
Deutsche Version — Versão portuguêsa
L’Aufklärung n’a jamais été critiquée plus radicalement que dans la Dialectique de la raison – ni avant ni après la parution de cet ouvrage. C’est ce qui fait l’actualité permanente ainsi que la fascination (oscillant entre identification enthousiaste et refus farouche) que le livre exerce jusqu’à aujourd’hui. Manifestement, la Dialectique de la raison marque une limite de la critique devant laquelle la conscience bourgeoise recule, car elle devrait alors se mettre en question fondamentalement. Les deux auteurs eux-mêmes ont toujours éprouvé une certaine appréhension devant les conséquences de leur pensée. Horkheimer finit même par retourner dans le giron de l’Aufklärung et de la démocratie occidentale. Et si Adorno n’a jamais révoqué sa critique, on trouve chez lui aussi, dans ses œuvres tardives, d’évidentes traces de freinage. Au fond, la Dialectique de la raison constitue le témoignage d’une critique qui, prenant peur d’elle-même, se rétracte toujours partiellement. Tout au moins en partie, son mouvement argumentatif n’est pas inhérent à la dialectique de la chose mais va jusqu’à résister à celle-ci. Je vais ici essayer de le montrer et d’en dévoiler les causes – en tant que condition préalable pour que la critique de l’Aufklärung soit pensée jusque dans ses conséquences ultimes.
1
La critique de l’Aufklärung faite par Horkheimer et Adorno vise essentiellement le formalisme de la raison tel qu’on le trouve exprimé le plus purement chez Kant, c’est-à-dire l’indifférence de la raison à l’égard de tout contenu particulier et la subordination de la matière sous la forme que la raison suppose. Dans ce formalisme réside l’origine de l’hybris du sujet à l’égard de l’objet, hybris qui constitue tout à la fois la prison du sujet : aussi longtemps que l’objet qui est affirmé essentiellement comme identique à la nature extérieure et (surtout) intérieure n’apparaît que comme quelque chose qui doit être soumis, le sujet ne pourra se libérer, lui, de la contrainte aveugle de la seconde nature : la domination. La raison formaliste se révèle donc comme principe de domination, le contraire de l’émancipation. Et c’est précisément en cela qu’elle se révèle étroitement liée à son prétendu adversaire, la « contre-Aufklärung » ou l’irrationalisme. Ceux-ci ne sont nullement « ce qui est radicalement différent » et encore moins quelque résidu de la pensée d’avant l’Aufklärung ; ils représentent le côté obscur de la raison et lui sont inséparablement liés.
Finalement, les « écrivains sombres et pessimistes » de l’époque bourgeoise n’ont, comme Horkheimer et Adorno le notent à juste titre, rien fait d’autre que de dire explicitement ce que l’Aufklärung contient implicitement. C’est pourquoi la bourgeoisie les a toujours tabouisés, reniés et haïs : « Le fait de ne pas avoir masqué, mais d’avoir proclamé à haute voix l’impossibilité de produire contre le meurtre un argument de principe qui soit fondé sur la raison, a alimenté la haine avec laquelle précisément les progressistes d’aujourd’hui poursuivent encore Sade et Nietzsche. L’un et l’autre ont pris la science au mot, tout autrement que ne le fit le positivisme logique » (La Dialectique de la raison – désormais désigné : Dldr -, p. 127).
Et, un peu plus haut dans ce livre, on peut lire : « Contrairement à ses apologistes, les écrivains sombres et pessimistes de la bourgeoisie n’ont pas tenté de pallier les conséquences de la Raison à l’aide de doctrines harmonisatrices. Ils n’ont pas prétendu que la raison formaliste est en rapport plus étroit avec la moralité qu’elle ne l’est avec l’immoralité. Tandis que les écrivains sereins et optimistes désavouaient l’union indisoluble de la raison et du crime, de la société bourgeoise et de la domination afin de la protéger, les autres exprimaient sans ménagement cette vérité déconcertante. » (Ddlr, p. 126)
Cette idée constitue bien évidemment un véritable affront pour tous les porte-drapeaux de l’ Aufklärung qui, jusqu’à aujourd’hui, veulent nous faire croire que la raison moderne constitue le sommet de l’évolution humaine, du « progrès » et de l’humanité. Le verdict est dévastateur. Ou, qu’y aurait-il encore à sauver de la pensée de l’Aufklärung dès lors que sa raison est incapable de fournir un argument de principe contre le meurtre et qu’elle entretient une liaison indissoluble avec le crime. On a dit que ces phrases ont été écrites sous l’effet du national-socialisme et de ses crimes. De là leur pessimisme. C’est sûrement vrai, mais de telles affirmations n’expliquent pas ce qu’elles prétendent expliquer. Car c’est précisément face à cette heureuse conjonction historique d’une forte alliance militaro-politique qui, au nom de l’ Aufklärung (interprétée d’un côté comme la liberté et la démocratie, de l’autre comme le socialisme) luttait contre la barbarie nazie, qu’on aurait pu concevoir que la raison ne fût pas critiquée, y compris du point de vue philosophique. On n’estimera jamais assez que Horkheimer et Adorno n’en aient pas moins continué à rester conséquents dans leur pensée [2].
Regardons leur argumentation de plus près. La relation étroite existant entre la raison formaliste et son envers obscur s’exprime par le fait que l’indifférence à l’égard du contenu particulier va de pair avec une rationalisation conséquente des mises en œuvre. Horkheimer et Adorno le démontrent de façon paradigmatique avec l’exemple de Sade : « La raison est l’organe du calcul, de la planification ; elle est neutre à l’égard des buts, son élément est la coordination. L’affinité entre la connaissance et la planification, à laquelle Kant a donné un fondement transcendantal et qui confère à tous les aspects de l’existence bourgeoise, pleinement rationalisée même dans les temps de pause, un caractère de finalité inéluctable, a déjà été exposée empiriquement par Sade un siècle avant l’avènement du sport. » (Ddlr, p. 98)
Du point de vue de la raison formaliste, il est en principe indifférent que l’on organise une usine, que l’on fasse du vélo ou que l’on torture et martyrise un être humain. Les efforts de Kant pour distinguer l’un de l’autre se brisent – comme le démontrent Horkheimer et Adorno – contre la logique interne de son propre système : « En revanche, l’œuvre de Sade représente, comme celle de Nietzsche, la critique intransigeante de la raison pratique par rapport à laquelle celle de l’ ‘‘ universel ’’ apparaît comme un désaveu de sa propre pensée. […] Il est vrai que Kant avait déjà purifié la loi morale ‘‘ en moi ’’ de toute foi hétéronome, au point que le respect envers ses assurances n’était plus qu’une donnée naturelle d’ordre psychologique, comme le ciel étoilé au-dessus de moi est un fait naturel d’ordre physique. […] Mais les faits ne comptent pas là où ils ne sont pas présents. » (Ddlr, p. 104)
Cela devient particulièrement évident dans le devoir kantien d’apathie selon lequel l’être humain ne devrait pas se laisser guider par ses sentiments, ses penchants et ses sensations, mais devrait suivre exclusivement « la loi morale », c’est-à-dire le principe de forme abstrait, transcendantal et épuré de toute sensualité, la maxime suprême de la raison pratique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle » (Critique de la raison pratique). Pour qui applique ce principe, les sentiments et les penchants ne peuvent être que préjudiciables, car ils se réfèrent à l’individuel, au particulier et non pas à l’abstrait ni au général ; hésitants et peu fiables, il faut les éliminer sans merci. Dans ce contexte, le type de sentiment est sans importance. Qu’il s’agisse de la haine ou de l’amour, du plaisir que l’on éprouve à torturer ou de la compassion, tout tombe indistinctement sous le verdict de l’ « impur » et du « pathologique » [3]. Ainsi Kant remarque-t-il expressément : « Même ce sentiment de pitié et de tendre sympathie, s’il précède la considération de ce que doit être le devoir et devient un principe déterminant, est à charge aux personnes qui pensent bien elles-mêmes, porte le trouble dans leurs maximes réfléchies, et produit en elles le désir d’en être débarrassées et d’être uniquement soumises à la raison donnant des lois » (Critique de la raison pratique, PUF, 1943). Et on peut lire ailleurs : « La vertu […] dans la mesure où elle se fonde sur la liberté intérieure, contient également pour les hommes un précepte affirmatif qui est de soumettre toutes les facultés et inclinations à son pouvoir (celui de la raison), et, par conséquent, à la maîtrise de soi qui l’emporte sur le commandement interdisant de se laisser dominer par ses sentiments et inclinations (le devoir de l’apathie) : car si la raison ne prend pas les rênes du gouvernement, les émotions et inclinaisons domineront l’homme. » (Principes métaphysiques de la doctrine de la vertu, cité dans Ddlr, p. 105)
Dans le « devoir d’apathie », Kant rencontre Sade aussi bien que Nietzsche qui, à ce propos, s’expriment de façon presque identique. Pour Nietzsche, la compassion est « plus nocive que n’importe quel vice », il y voit une invention perfide du christianisme pour empêcher les « forts » de faire ce qu’il leur revient de faire par « nature », à savoir soumettre les « faibles » pour disposer d’eux à loisir. « Exiger de la force […] qu’elle ne se manifeste pas comme force, qu’elle ne soit pas une volonté de vaincre, d’abattre et de dominer, une soif d’hostilité, de résistance et de triomphe est aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force. » (Généalogie de la morale, cité dans Ddlr, p. 108)
Ce que Nietzsche fantasme ici, c’est bien entendu tout autre chose qu’une archaïque volonté de puissance, mais l’expression tout à fait moderne de la disposition intérieure du sujet de la concurrence capitaliste libérée de tous ses freins. On trouve des déclarations semblables dans d’innombrables manuels de management et brochures de propagande social-darwiniste du libéralisme et du néo-libéralisme – un peu moins pathétiques, certes, mais pas moins martiales. L’invocation de la nature n’est en fait, comme toujours dans la pensée bourgeoise (comme elle l’est bien entendu aussi chez Kant [4]), que l’affirmation mystifiée et inconsciente de l’ordre existant et de ses lois de jungle secondaire [5]. C’est la « seconde nature » de la valeur, le mouvement de la valorisation comme fin en soi, qui impose aux hommes le « devoir d’apathie », à savoir l’indifférence totale à l’égard du contenu et des conséquences ultérieures de leurs actions et avant tout à l’égard des autres êtres, perçus seulement comme des concurrents. A la dynamique de violence, de destructivité et d’inhumanité ainsi déclenchée, la raison formelle n’a rien à opposer, car elle lui est inhérente. Chaque tentative de le faire, comme par exemple l’intention kantienne de remplacer la compassion par le principe de la « bienveillance universelle du genre humain », reste elle-même prisonnière de cette logique qui consiste à subsumer la réalité sous des principes abstraits et généraux et se voit par conséquent condamné à l’échec : « La raison ne se laisse pas abuser, elle ne privilégie pas le fait général par rapport au fait particulier, ni l’amour qui embrasse tout par rapport à l’amour limité. La pitié est suspecte. » (Ddlr, p. 111)
C’est cette logique qui lie intimement l’Aufklärung et la contre-Aufklärung. Cela devient manifeste là où Nietzsche semble se démarquer le plus nettement de Kant, à savoir dans le refus de la loi universellement valable et transcendantale de la raison. C’est justement ici que, sans le vouloir, Nietzsche tombe d’accord avec Kant de la façon la plus profonde : « Il est vrai qu’il nie la Loi ; il veut appartenir au ‘‘ moi supérieur ’’, pas au moi naturel, mais au plus-que-naturel. Il veut remplacer Dieu par le surhomme parce que le monothéisme, surtout sous sa forme corrompue, le christianisme, apparaît pour ce qu’il est : une mythologie. Mais, de même que Nietzsche loue ces vieux idéaux ascétiques au service du ‘‘ moi supérieur ’’, dans lesquels il voit la maîtrise de soi ‘‘ en vue du développement de la force dominatrice ’’, de même ce moi supérieur se révèle être une tentative désespérée pour sauver Dieu, qui est mort, et un renouveau de l’effort kantien tendant à transformer la loi divine en autonomie, afin de sauver la civilisation européenne qui, dans le scepticisme anglais, a rendu l’âme. Le principe kantien selon lequel ‘‘ tout doit être fait sur la base de la maxime de la volonté individuelle en tant que telle, cette volonté universellement législatrice pouvant se considérer comme son propre objet ’’, ce principe est aussi le secret du surhomme. Sa volonté n’est pas moins despotique que l’impératif catégorique. » (Ddlr, p. 123)
Que pessimisme et résignation découlent nécessairement de ces constats de Horkheimer et d’Adorno, cela semble inévitable. Car si la raison même est totalement pénétrée par la domination et inséparable de son pôle opposé irrationaliste (contre-aufklärerisch), comment une émancipation sociale serait-elle encore possible ? Elle ne serait au sens strict même plus pensable et on ne comprendrait pas pourquoi une critique de l’Irrationnel existant serait tout simplement possible dès lors que toute pensée guidée par la Raison se renverse nécessairement en irrationalité. Cependant, ce pessimisme radical ne résulte pas – comme on l’a souvent dit – d’une critique trop poussée de l’Aufklärung mais, au contraire, du fait que Horkheimer et Adorno partagent quelques-unes des prémisses fondamentales et des présupposés intellectuels de l’Aufklärung, et de ce qu’ils ne thématisent pas ni ne les mettent en question mais s’en servent comme base de départ, que ce soit de façon explicite ou implicite. C’est en cela précisément que leur critique ne va pas assez loin et c’est principalement pour cela qu’ils sont sans cesse contraints de la révoquer afin de se protéger des conséquences pessimistes de leur propre pensée. Ce n’est qu’en mettant en évidence ces points aveugles que l’on pourrait sortir des apories de La Dialectique de la raison sans pour autant relativiser le projet qui y est mis en œuvre.
2.
Le problème fondamental consiste en ce que Horkheimer et Adorno espèrent avec des notions d’Aufklärung et de raison qui, historiquement parlant, sont très peu spécifiques. Au fond, ils identifient l’Aufklärung à la pensée rationnelle tout court c’est-à-dire à ce qui aurait rendu possible que l’homme se libère de la mythologie. Ils conçoivent l’Aufklärung comme le « désenchantement du monde » – un emprunt évident à Max Weber – comme on peut le lire dès la première phrase de la Dialectique de la raison : « De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains […]. Le programme de l’Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie. Elle se proposait de détruire les mythes et d’apporter à l’imagination l’appui du savoir. » (Ddlr, p. 21 ; nous soulignons.) Mais, comme toujours lorsque le raisonnement se fait transhistorique et historiquement non spécifique (et ainsi implicitement anthropologique), il s’agit d’une projection – d’une rétro-projection des conditions de vie bourgeoise sur toute l’histoire précédente. En l’occurrence, il s’agit de la notion spécifiquement moderne de raison et d’Aufklärung qui, cela va de soi, est prise dans un sens transhistorique et rendue universelle rétrospectivement.
Jappe : « En général, on a l’impression que, chez Adorno, les traits spécifiques des diverses époques historiques disparaissent face à l’action de certains principes éternellement semblables qui existeraient depuis le début de l’histoire, tels que la domination et l’échange. Dans la Dialectique de la raison, la genèse historique des concepts identifiants est située dans une époque bien éloignée. La logique naît des premiers rapports de subordination hiérarchique [Dialectique de la raison, p. 38], et avec le ‘‘ moi ’’ identique dans le temps débute l’identification des choses à travers leur classement dans un genre. L’affirmation : ‘‘ De Parménide à Russel, la devise reste : unité. Ce que l’on continue à exiger, c’est la destruction des dieux et des qualités ’’ [Dialectique de la raison, p. 25], cette affirmation signifie qu’à l’époque présocratique comme aujourd’hui agit la même ‘‘ raison ’’. Pour Adorno, surmonter la réification devrait donc être au fond impossible, car il la voit enracinée dans les structures les plus profondes de la société. [6]»
Il est vrai qu’en concrétisant leur critique, Horkheimer et Adorno (dans la Dialectique de la raison, comme dans la plupart de leurs écrits plus tardifs) s’en prennent toujours à la philosophie classique des Lumières de l’ère bourgeoise, ou de ses successeurs, ainsi qu’à ses critiques irrationalistes ; c’est donc une époque historique très particulière qu’ils ont en tête. Cela devient manifeste notamment quand la critique contre le formalisme de la raison chez Kant se fait plus précise. Mais, en même temps, cette critique est supposée prendre aussi pour cible les époques précédentes et leur pensée. Mais cette prétention historique globale reste un programme non réalisé – et ce n’est pas un hasard car la tentative de réaliser cette prétention rendrait visible son caractère projectif, comme on le voit dès le célèbre passage sur Ulysse, où celui-ci est décrit comme le prototype du caractère bourgeois (quoique encore partiellement prisonnier du mythe) [7].
Naturellement, Horkheimer et Adorno ne nient pas que c’est seulement au cours d’un processus historique que la raison et l’Aufklärung se sont développées pour devenir ce qu’elles sont devenues à l’époque bourgeoise et ce qu’elles sont toujours. Mais ce processus, tel qu’ils le décrivent ou plutôt tel qu’ils le suggèrent, porte indéniablement les traits de la philosophie de l’Histoire rationaliste (aufklärerisch) et bourgeoise. Au fond, ce processus est décrit comme une évolution téléologique, comme le venir-à-soi de quelque chose qui était contenu dans les premières étincelles de la raison ou, plus précisément, dès la première étape de la séparation d’avec la nature (car la magie et le mythe auraient également contenu in nuce la rationalité, ce qui fait que ceux-ci continuent de leur côté à survivre dans celle-là). De façon générale, le point central est la séparation manquée d’avec la nature, qui se serait transformée en rapport de domination – une pensée qui est à la base de toute la Dialectique de la raison [8]. Pour n’en citer qu’un passage : « Toute tentative ayant pour but de briser la contrainte exercée par la nature en brisant cette nature n’aboutit qu’à une soumission plus grande au joug de celle-ci. C’est ainsi que la civilisation européenne s’est égarée. » (Ddlr, p. 30).
A ce propos, Horkheimer et Adorno affirment expressément ne pas se limiter à vouloir décrire le passage de la Bête à l’Homme et le rapport entre l’Homme et la Nature tel qu’il existait dans la préhistoire et l’histoire primitive – ce qui, du reste, ne peut être guère plus que de la spéculation, les débuts de l’Humanité se perdant dans la nuit des temps. Ils pensent plutôt avoir trouvé dans cette évolution le point de départ déterminant, le fondement de toute l’histoire de l’Homme et, par là, de toute l’évolution de l’histoire intellectuelle. Au commencement, il y a un espèce de péché originel sécularisé, un péché originel qui – comme prix de l’humanisation – était probablement inévitable mais qui étend son empire sur tous les évènements ultérieurs. L’Histoire est interprétée comme la subordination progressive de la nature extérieure et (surtout) intérieure, un processus dont on peut déduire également la domination de l’Homme sur l’Homme qui se prolonge et se densifie sans cesse. Ainsi peut-on lire dans un fragment à la fin de la Dialectique de la raison : « Une construction philosophique de l’histoire universelle devrait montrer comment, en dépit de tous les détours et de toutes les résistances, la domination cohérente de la nature s’impose de plus en plus nettement et intègre toute intériorité. On pourrait également déduire à partir d’un tel point de vue des formes d’économie, de domination et de culture. » (Ddlr, p. 239 ; nous soulignons.)
Ce fragment est intitulé « La critique de la philosophie de l’histoire », mais il porte ce titre un peu abusivement. Car ce qui est présenté ici de façon explicite (et qui implicitement constitue le fondement de la Dialectique de la raison dans son ensemble et en principe également celui de la pensée tardive de Horkheimer et d’Adorno) n’est rien d’autre qu’une ébauche philosophico-historique entièrement dans la tradition de l’Aufklärung. La différence ne consiste que dans sa tournure résignée. Ce n’est plus la marche triomphale du progrès qui est décrite, mais la marche funeste du destin. La libération de la domination apparaît tout au plus comme une possibilité que l’on entrevoit par intermittence et qui ne peut plus être fondée ; en tout cas, elle n’apparaît plus comme le point final nécessaire de l’Histoire. Cette critique de la pensée de progrès, si juste et importante soit-elle, reste néanmoins prisonnière de la pensée même qu’elle entend prendre pour cible. En se bornant à rejeter l’optimisme (la prétendue nécessité de la libération), elle ne fait que reproduire négativement la construction philosophico-historique sur laquelle cette pensée se fonde : « Du fait que l’histoire en corrélation avec une théorie unifiée, comme quelque chose pouvant être construit, n’est pas le bien, mais l’horreur, le penser est en fait un élément négatif. » (Ddlr, p. 240)
Déjà, en tant que telle, l’interprétation téléologique de l’Histoire est une projection archi-bourgeoise. A cet égard, qu’elle revête un aspect négatif ou positif est secondaire[9]. L’idée selon laquelle l’Histoire de l’humanité progresse vers un stade final déterminé, dominée et poussée par une pulsion intérieure irrésistible, ne porte que trop visiblement les marques de l’agitation fébrile, de la volonté d’expansion et de la dynamique concurrentielle de la société capitaliste moderne. La rétro-projection de ce rapport sur l’Histoire dans son ensemble est elle-même l’expression (inconsciente) de l’hybris et des prétentions universalistes et dominatrices de la modernité productrice de marchandises, qui n’épargnent même pas l’Histoire pré-bourgeoise. Si cette dernière ne peut plus être rétrospectivement accaparée de façon réelle, il faut au moins la récupérer idéologiquement. Car la valeur, tout comme le Dieu du monothéisme, ne tolère rien en dehors de lui [10]. Horkheimer et Adorno, quant à eux, font précéder cette récupération d’un signe moins. La raison formaliste et la forme spécifiquement moderne du dressage de la nature (extérieure et intérieure) qui l’accompagne, ils ne les voient pas comme un aspect essentiel d’un rapport social déterminé, constitué par la marchandise et la valeur, mais inversement comme la suite conséquente et l’aggravation d’une tendance dont l’origine serait justement cette séparation manquée d’avec la nature. « Le penser a son origine dans le mouvement de libération de cette nature terrible, qui fut finalement entièrement asservie. » (Ddlr, p. 114)
Et aussi : « Pour échapper à la peur superstitieuse de la nature, elle a démasqué les entités et les formes objectives comme les travestissements d’un matériel chaotique, maudissant son influence sur l’humanité comme un esclavage, jusqu’à ce que le sujet soit entièrement devenu – en théorie – une autorité unique, sans restriction, vide. [11]» (Ddlr, p. 100)
Ce que Horkheimer et Adorno ne voient pas, c’est qu’ils ne font ainsi que reproduire symétriquement l’une des idéologies de légitimation de la société productrice de marchandises, idéologie selon laquelle la forme moderne du rapport de l’Homme avec la Nature pourrait être déduite directement et en droite ligne de la lutte que le premier aurait livré à la seconde depuis le tout premier instant de l’Histoire. Selon cette conception, les sciences naturelles modernes et la domination de la nature médiatisée par elles constitueraient la conséquence logique d’une évolution qui aurait commencé avec le coup de poing pour atteindre provisoirement son apogée avec le génie génétique. Certes, c’est de façon critique que Horkheimer et Adorno présentent ce qui sert officiellement à justifier tous les crimes et méfaits commis au nom de la « Science » et du « Progrès ». Il n’en reste pas moins que le caractère projectif de l’argumentation n’est pas cassé, qu’il se voit même ainsi confirmé et renforcé.
Ici encore, la boucle argumentative consiste en ce que, derrière la condition préalable la plus générale de la culture et la société, à savoir le démarquage de l’Homme par rapport à la nature, s’estompent les formes spécifiquement historiques et qualitativement tout à fait différentes dans lesquelles tout s’est déroulé dans l’Histoire passée. La forme moderne du concept de nature et du rapport avec elle n’est pourtant pas la prolongation et l’aggravation d’une évolution plus ou moins continuelle et identique à elle-même depuis que l’être humain a cessé d’être un singe ; elle représente au contraire une rupture radicale avec tout ce qui a précédé. Tout cela, nous ne pouvons le comprendre que si nous considérons cette forme moderne comme le reflet de la forme sociale et du mode de production qui se sont imposés depuis les débuts de la modernité européenne et non l’inverse, comme l’affirment Horkheimer et Adorno [12].
C’est la raison pour laquelle – comme l’ont démontré Hartmut et Gernot Böhme (Das Andere der Vernunft, 1985) – l’immense peur qu’éprouve l’individu bourgeois devant la nature intérieure et extérieure n’est pas simplement l’héritage refoulé d’une ancestrale « peur superstitieuse face à la Nature » (Horkheimer et Adorno) et la cause première de la constitution d la forme moderne de domination imposée à la nature, elle est au contraire co-originaire de celle-ci ; elle est à la fois le produit et la force motrice intérieure du sujet au sein d’un processus historique spécifique.
« Il existe une tension d’angoisse entre la raison [moderne ; NdT] et la nature intérieure et extérieure qu’elle domine. Cette tension est niée dans la conscience de soi guidée par la raison et à plus forte raison dans le discours philosophique. La peur réelle qui emplit l’être humain prérationnel dans son comportement face aux puissances naturelles, face à d’irrésistibles mouvements émotionnels du propre corps et face à des individus potentiellement dangereux, fait place à une peur intérieure et irrationnelle devant le refoulé. Cette peur ne peut apparemment être dépassée qu’au prix de la ruine du moi dans lequel l’homme pense être entré en possession de lui-même [13]. » (H. et G. Böhme, Das Andere der Vernunft, p. 18)
Ce n’est donc pas seulement la raison moderne qui est historiquement spécifique, mais également son « autre », son « revers » tout aussi désiré que craint et qui s’est séparé d’elle. Ce revers se forme au fur et à mesure que la raison moderne délimite son terrain, excluant tout ce qu’elle n’arrive pas (ou pas encore) à se soumettre, le déclarant par là « naturel » et « irrationnel ». Il s’agit là d’un processus qui est lié de façon constitutive du rapport entre les sexes tel qu’il est caractéristique pour l’ère moderne et bourgeoise [14]. La « Femme » et le « Sauvage » se densifient en figures de projection centrales pour tout ce qui ne trouve pas sa place dans la Raison : « La raison moderne pose elle-même ses propres limites. Son territoire s’étend jusqu’au point où elle peut encore s’approprier son ‘‘ autre ’’. En conséquence, la formation de la raison moderne est un processus de démarquage, de sélection et de redistribution. Nous l’appelons ‘‘ Aufklärung ’’ comme s’il ne s’agissait que de clarifier [klären] ce qui est. En vérité, c’est de la définition de la réalité qu’il s’agit […]. La raison [pré-moderne ; NdT] respectait son ‘‘ autre ’’ comme le Pape respectait l’Empereur. Ce n’est qu’avec l’Aufklärung que la raison transforme en irrationnel tout ce qui sort de son cadre. » (idem, p. 13)
Si l’on n’aperçoit pas cette spécificité historique de la raison moderne, la rupture radicale qu’elle représente par rapport à d’autres formes de la réflexion humaine en général, et du rapport à d’autres formes de la réflexion humaine en général, et du rapport avec la nature en particulier, alors l’horreur du XXe siècle ne peut en effet apparaître – comme chez Horkheimer et Adorno – que comme le point culminant d’une fatalité inhérente (ce qui ne veut pas dire forcément nécessaire et inévitable stricto sensu) à l’histoire de l’Homme depuis le début. La domination sociale se laissant prétendument déduire de la domination de l’Homme sur la nature, le capitalisme développé se fige alors sous la forme d’apparition historiquement la plus avancée d’une essentialité transhistorique : point culminant de la domination rationalisée, le capitalisme est en même temps l’expression la plus extrême du rapport de dépendance à la nature, le fascisme et le national-socialisme représentant quant à eux l’aggravation la plus extrême de cette tendance. Mais, encore une fois, on assiste ici de facto à la rétro-projection dans l’Histoire du rapport social et de domination moderne – ou plutôt d’une certaine interprétation de celui-ci -, auquel vient d’être conféré une dignité négative supratemporelle. En même temps, ses contours s’estompent dans le brouillard gris d’une préhistoire obscure.
C’est précisément cette vision essentiellement transhistorique et finalement anthropologisante que Horkheimer et Adorno ont en commun avec la pensée des Lumières, qui, comme on sait, hypostasie la société bourgeoise en « société tout court » en l’opposant à un supposé état de nature. Des cultures et des sociétés non capitalistes apparaissent tout au plus comme les précurseurs logiques de la modernité, comme des étapes intermédiaires plus ou moins arriérées sur la voie qui mène au stade suprême de l’évolution de l’Homme (comme l’exprime par exemple le terme « peuple primitif » oscillant entre racisme et exotisme). En conséquence, tous les aspects et les phénomènes négatifs de la société capitaliste passent pour être l’héritage du supposé état de nature, lequel – projection évidente de la concurrence impitoyable du capitalisme – est fantasmé comme la lutte cruelle de tous contre tous. La civilisation étant toujours décrite comme une mince couche de vernis par-dessus cet état de nature supposé violent, des efforts constants sont nécessaires pour brider « le vieil Adam ». De cette manière, on peut externaliser idéologiquement toute flambée de violence et d’irrationalisme comme l’irruption de la « barbarie », d’une nature prétendument pré-civilisationnelle ou d’une semi-culture pré-moderne, ce qui justifie tout « effort civilisateur » possible et imaginable – en cas de besoin, même à coups de bombes et de missiles.
Certes, Horkheimer et Adorno s’attaquent de façon virulente à cette auto-justification aussi grossière qu’effrontée en montrant que l’irrationalisme n’est que la face cachée de la raison de l’Aufklärung et qu’on ne peut avoir l’un sans l’autre. Mais puisque eux-mêmes rétro-projettent également l’image occidentale déformée de la « barbarie » – quoique sous une forme plus réfléchie : « Extirper entièrement l’odieuse, l’irrésistible tentation de retourner à l’état de nature, voilà la cruauté que produit la civilisation en faillite : c’est la barbarie, l’autre face de la culture. » (Ddlr, p. 120)
Il est vrai que, chez Horkheimer et Adorno, « la barbarie » dans laquelle la civilisation menace de verser à tout moment ne relève pas directement de la première nature mais prend ses racines, tout comme la raison elle-même, dans la séparation maquée avec celle-ci. Ils vont au-delà de Kant et des Lumières dans la mesure où, en recourant à la théorie freudienne, ils développent le rapport entre culture et nature comme un rapport dialectique. La « nature intérieure » se voit elle-même transformée au cours du processus de sublimation par la culture – elle ne reste donc pas ce qu’elle a été ou aurait pu être : elle n’est nullement « originaire » : Les comportements préhistoriques que la civilisation a déclarés tabous, transformés en comportements destructifs stigmatisés comme bestialité, avaient continué de mener une existence souterraine. « Juliette [l’héroïne de Sade] ne les pratique plus comme des comportements naturels, mais comme des interdits […]. Si, ce faisant, elle répète les réactions primitives, ses actions ne sont pas primitives, mais bestiales. » (Ddlr, p. 104)
Si juste que soit cette idée (elle met en effet en lumière le refoulé de la raison), elle reste néanmoins, de par sa conception anhistoricisée de la culture et de la civilisation, prisonnière de l’univers propre à la pensée de l’Aufklärung [15]. Les conséquences en sont considérables. Si l’on rompt avec le progressisme optimiste de l’Aufklärung, tout en en conservant la construction historique présentée négativement, il en résulte nécessairement un pessimisme intégral comme on le trouve du reste chez de nombreux représentants de l’irrationalisme, mais également dans l’œuvre tardive de Freud. Il faut alors mettre au rancart la possibilité d’une émancipation de la domination et du rapport fétichiste. Pour y échapper, Horkheimer et Adorno sont obligés de s’interdire de penser jusque dans ses dernières conséquences le rapport intrinsèque entre la raison et l’irrationalisme. La dialectique de la raison est censée contenir malgré tout – démentant presque ainsi sa propre critique – un potentiel émancipateur qui attendrait toujours d’être réalisé. A ce propos, on peut lire dès l’introduction à la Dialectique de la raison : « […] la Raison doit prendre conscience d’elle-même si les hommes ne doivent pas être trahis totalement. Ce qui est en cause, ce n’est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé. » (Ddlr, p. 17)
Si l’on se contente de lire ces phrases dans un texte général selon lequel la pensée critico-réflexive serait la condition de possibilité de l’émancipation sociale, il y aurait alors peu à redire. Mais en identifiant implicitement les Lumières, c’est-à-dire la raison moderne (ou Aufklärung), à la pensée réflexive tout court, Horkheimer et Adorno préfigurent sa réhabilitation comme l’évolution théorique ultérieure des deux auteurs allait le démontrer (quoique de façon différente).
3
Si, au fond, Horkheimer avait déjà défendu dans Critique de la raison instrumentale l’Aufklärung contre sa propre critique formulée dans la Dialectique de la raison, on peut voir la même préoccupation dans Dialectique négative d’Adorno. A cet égard, la célèbre première phrase de ce livre peut-être lue comme un programme : « La philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en vie parce que le moment de réalisation fut manqué » (DN, p. 11). Bien qu’Adorno ne reprenne nullement la critique de la raison formelle et de la logique dominatrice qui lui est immanente, il s’efforce en même temps d’y déceler sans cesse des potentiels émancipateurs, essayant malgré tout de sauver ainsi l’Aufklärung. On peut très bien montrer les apories dans lesquelles il s’empêtre, en prenant sa discussion de la notion kantienne de liberté dans la troisième partie de la Dialectique négative.
Adorno y met l’accent – à juste titre – sur le caractère terriblement répressif de la notion kantienne de liberté qui a tous les traits de la domination bourgeoise : « La liberté équivaut, chez Kant, à la raison pratique pure qui produit elle-même ses objets ; elle aurait affaire, ‘‘ non à des objets pour les connaître, mais à la faculté qui lui est propre de les réaliser (conformément à la connaissance de ces objets) ’’. Implicite ici, l’autonomie absolue de la volonté équivaudrait à la domination absolue de la nature interne. Kant proclame : ‘‘ être conséquent est l’obligation principale d’un philosophe, et celle que l’on voit pourtant le plus rarement observer ’’. Ce qui ne suppose pas seulement que la logique formelle, domaine de la conséquence pure, est l’instance morale suprême, mais en même temps la subordination de toute impulsion à l’unité logique, le primat de celle-ci sur ce que la nature a de diffus et même sur toute la diversité du non-identique ; dans le cercle fermé de la logique, la diversité paraît toujours inconséquente. Malgré la solution de la troisième antinomie, la philosophie morale de Kant reste antinomique : conformément à la conception d’ensemble, elle ne parvient à représenter le concept de liberté que comme une oppression. Toutes les concrétisations de la morale, chez Kant, ont des traits répressifs. Son caractère abstrait est fondamental, parce qu’elle élimine, parce qu’elle élimine du sujet ce qui ne correspond pas au concept pur de sujet. D’où le rigorisme kantien. » (DN, p. 200)
Mais alors que dans la Dialectique de la raison on mettait encore en évidence le lien de parenté de Kant et des « écrivains obscurs » de la « contre-Aufklärung », cette fois-ci le verdict se fait nettement plus clément. La critique, en soi dévastatrice, selon laquelle Kant ne saurait « concevoir la liberté que comme contrainte » est relativisée, elle ne constituerait pas le noyau véritable de sa pensée mais serait seulement l’évidence d’une contradiction interne : « le paradoxe de la doctrine kantienne de la liberté » (DN, p. 183). Ainsi, Kant représenterait en particulier – tout comme les Lumières en général – l’idée de liberté, mais il aurait fini par reculer devant la tâche de la penser dans ses dernières conséquences, c’est-à-dire dans le sens d’une véritable libération de la domination. Néanmoins, cette idée continuerait à survivre – brisée et trahie – comme un aspect résiduel et contradictoire dans sa pensée, comme « résidu ». Les efforts d’Adorno tendent donc à révéler ce « résidu ». Les efforts d’Adorno tendent donc à révéler ce « résidu » pour le défendre contre la logique dominatrice du rationalisme même. Il tente ainsi d’expliquer la (prétendue) contradiction interne de la notion kantienne de liberté en la développant à partir d’une logique historique : « Depuis le XVIIe siècle, la grande philosophie avait défini la liberté comme son intérêt le plus cher ; cela avec pour mandat, tacitement donné par la classe bourgeoise, de la fonder de façon transparente. Cet intérêt pourtant est en soi contradictoire. Il s’oppose à l’ancienne oppression et favorise la nouvelle qui est cachée au cœur du principe rationnel lui-même. Ce qu’on recherche, c’est une formule commune pour la liberté et l’oppression : la liberté est concédée à la rationalité, qui la limite et l’éloigne de l’empirie où ne tient pas du tout à la voir réalisée. Cette dichotomie s’applique également aux progrès de la scientifisation. La classe bourgeoise fait cause commune avec la science aussi longtemps que celle-ci favorise la production, mais se voit obligée de la redouter dès qu’elle porte atteinte à la croyance en l’existence de sa liberté déjà résignée à l’intériorité. Voilà ce qu’il y a réellement derrière la doctrine des antinomies. » (Ddlr, p. 169)
Ce qui frappe tout d’abord, c’est que cette historisation porte elle aussi indéniablement les traits de la philosophie de l’histoire de l’Aufklärung et de son héritier : le « matérialisme historique ». Toute l’histoire jusqu’à nos jours est conçue comme une succession de différentes formes de domination de classe : le moteur général en est le développement des forces productives qui représente ici, chez Adorno, la séparation d’avec la nature. Au regard de cette prétendue logique de développement transhistorique, la classe bourgeoise apparaît comme relativement progressiste, mais, afin de garantir sa propre domination, elle aurait fini par neutraliser la liberté en la reléguant dans une sphère idéalisée de l’intériorité pour la liquider dans la vie réelle. En tant que représentant de cette classe, Kant aurait donc déjà anticipé dans sa pensée ce qui fut accompli plus tard dans la société réelle : « Kant, tout comme les idéalistes après lui, ne peut tolérer la liberté sans contrainte ; pour lui, bien qu’elle ne soit pas encore pervertie, cette conception le prépare à cette angoisse de l’anarchie qui, plus tard, inspira à la conscience bourgeoise la liquidation de sa propre liberté. » (DN, p. 183)
Ce qui différencie cette perspective de celle du marxisme traditionnel, c’est tout d’abord le « pessimisme critique » (Postone, Time, Labor and Social Domination, Cambridge, 1993, p. 84) – quoique le ton soit ici un peu moins sombre que dans la Dialectique de la raison. De manière générale, l’inversion de la métaphysique historique bourgeoise se trouve être également le fondement sur lequel repose l’œuvre tardive d’Adorno. Réapparaissant dans différentes variantes, c’est toujours la même idée de base selon laquelle une dialectique de rationalité et d’irrationalité, de liberté et de domination, aurait été contenue dès le premier pas de la séparation de l’Homme d’avec la Nature ; c’est cette dialectique qui aurait déterminé toute l’évolution ultérieure. Même si, ailleurs, Adorno étaye ce point de vue, par la théorie freudienne de la culture (elle-même déjà résignée), il se réfère donc ici à l’aspect de la théorie de Marx qui restait encore totalement tributaire du mythe du progrès de l’Aufklärung tout en la présentant de façon pessimiste. En fonction de tout cela, la société bourgeoise apparaît fondamentalement comme une étape historique nécessaire sur la voie qui mène à la libération de tout pouvoir (de classe) et de toute répression. Mais la foi en une classe qui serait l’héritière de la bourgeoisie et qui ferait le pas prochain et décisif vers le socialisme ou le communisme, cette foi que le marxisme traditionnel célébrait à la manière d’une religion sécularisée, a été mise au rancart. Le potentiel émancipateur d’une libération des contraintes naturelles et de la domination censé être contenu dans le développement des forces productrices, et donc la classe bourgeoise était elle-même censée être le porteur social, ce potentiel n’ayant pas été réalisé, il y aurait eu une étanchéisation de la domination. Tout cela se verrait déjà chez Kant quand celui-ci n’arrive à imaginer la liberté qu’au sens d’un impératif catégorique : « Que Kant pense à la hâte la liberté comme loi, cela révèle qu’il ne la prend pas plus au sérieux que ne l’a fait sa classe jusqu’ici. Avant même qu’elle ne redoute le prolétariat industriel, la bourgeoisie, par exemple dans l’économie de Smith, associait la louange de l’individu émancipé et l’apologie d’un ordre où d’un côté une invisible hand prendrait soin tant du mendiant que du roi, alors que, de l’autre, le libre concurrent du fair-play (féodal) aurait encore à s’échiner. » (DN, p. 197)
Cependant, cette interprétation de la notion kantienne de la liberté comme au moins potentiellement émancipatrice, ou comme stade transitoire d’un progrès historique de l’émancipation humaine jamais réalisée, quoique possible, n’est pas fidèle au propos même de Kant. Quand celui-ci parle explicitement de la liberté comme d’une « causalité stricte », comme d’une loi et d’une « contrainte », c’est pensée d’une manière tout à fait conséquente. « Conséquente » certes non pas par rapport à telle ou telle position de classe ou logique de développement transhistorique, mais par rapport à la forme de la société capitaliste qui est la condition préalable – car constituante – de toutes les catégories sociales bourgeoises : la forme-marchandise ou la forme-valeur. C’est précisément elle qui impose aux êtres humains ses lois comme s’il s’agissait de lois naturelles éternelles, alors qu’en vérité ce sont leurs propres relations sociales qui, sous la forme d’une « objectivité » apparemment immuable, s’opposent à eux en tant que puissance prétendument étrangère pour les dominer. Ce fétichisme de la forme-marchandise décrypté par Marx, Kant (comme plus tard Hegel), avec ses catégories idéalistes, s’en approche de beaucoup plus près – quoique nullement dans une visée critique – que les tentatives ultérieures de marxistes essayant de l’analyser de façon matérialiste. Ce qui échappait régulièrement à ces derniers, c’est que l’idéalisme n’a pas tort quand il attribue à la société bourgeoise un caractère métaphysique, il a même parfaitement raison de le faire, sauf qu’il ne s’agit pas là d’une transcendance au sens idéaliste mais du caractère métaphysico-réel de la forme-valeur et de la forme-marchandise. Le fait que Kant comprenne la maxime suprême de la raison pratique, l’impératif catégorique, comme une forme pure et non empirique, dépourvue de tout contenu, et préalable à tout contenu déterminé, doit être vu comme un reflet idéaliste de ce rapport fétichiste. La liberté, telle qu’il la conçoit, est alors la condition nécessaire qui rend possible cette loi objectivée et impitoyable de la raison. C’est seulement lorsque cette condition est remplie que peut être supposée une volonté qui doit être en tant que telle une volonté libre. Et c’est pour cela que, chez Kant, cette volonté est définie de la façon la plus stricte : « La volonté est une sorte de causalité des êtres vivants, en tant qu’ils sont raisonnables, et la liberté serait la propriété qu’aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de causes étrangères qui la déterminent […]. Comme le concept d’une causalité implique en lui celui de lois, d’après lesquelles quelque autre chose que nous nommons effet doit être posé par quelque chose qui est la cause, la liberté, bien qu’elle ne soit pas une propriété de la volonté se conformant à des lois de la nature, n’est pas cependant pour cela en dehors de toute loi ; au contraire, elle doit être une causalité agissant selon des lois immuables, mais des lois d’une espèce particulière, car autrement une volonté libre serait une aberration […]. En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété qu’elle a d’être à elle-même sa loi ? Or cette proposition : la volonté dans toutes les actions est à elle-même sa loi, n’est qu’une autre formule de ce principe : il ne faut agir que d’après une maxime qui puisse aussi se prendre elle-même pour objet à titre de loi universelle. Mais c’est précisément la formule de l’impératif catégorique et le principe de la moralité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose. » (Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, 1980, pp. 127-128.) La liberté, chez Kant, est donc par nature maîtrise de soi et cela ne signifie rien d’autre que la domination des sujets bourgeois sur eux-mêmes sous le diktat présupposé de la forme-valeur et de la forme-marchandise. C’est donc à juste titre que Kant lui confère un caractère de loi stricte, ce qui ne contredit en rien la logique interne de sa théorie. Car la liberté kantienne n’est justement pas liberté libérée de la domination tout court, mais une dimension structurelle nécessaire d’une forme toute spécifique de domination : d’une domination abstraite où tous les êtres sont devenus – d’une manière ou d’une autre – les catégories fonctionnelles et les « Charaktermasker » (Marx) de la valeur et, en tant que tels, depuis toujours non autonomes et assujettis à ce principe social. Leur « autonomie », tant invoquée par Kant, n’est que la contrainte de se soumettre en permanence aux lois de fonctionnement générales de la forme-marchandise. La « loi de la liberté » qui les a constitués en tant que sujets bourgeois n’ordonne rien d’autre que l’indifférence (« l’apathie ») à l’égard de tout sentiment, de tout besoin sensible, de toute relation personnelle et de toute émotion particulière sortant du cadre fixé par la logique de la valorisation et de la concurrence. Cela, Adorno l’a constaté, lui aussi, mais d’une façon différente. Il écrit même expressément dans un de ses derniers essais intitulé « Sujet et Objet » : « En un certain sens – ce que l’idéalisme serait le premier à admettre, il est vrai -, le sujet transcendantal est plus réel, c’est-à-dire plus déterminant pour le comportement effectif des individus et de la société à laquelle il a donné naissance que ne le sont ces individus psychologiques dont on a abstractifié la part transcendantale et qui, dans le monde, n’ont guère voix au chapitre ; ils sont devenus à leur tour des appendices de la mécanique sociale et pour finir une idéologie. L’individu vivant, qui est forcé d’agir d’une certaine façon et qui a été modelé pour cela, ressemble, en tant qu’incarnation de l’homo oeconomicus plus au sujet transcendantal qu’à l’individu vivant qu’il devrait se croire être. C’est dans cette mesure que la théorie idéaliste était réaliste et n’avait pas à rougir face à des adversaires qui lui reprochaient son idéalisme. La doctrine du sujet transcendantal traduit fidèlement l’antériorité des relations abstraites et rationnelles qui se sont détachées des individus et des rapports qu’ils entretiennent entre eux, rapports dont le modèle est l’échange. Dès lors que la forme-échange devient la structure déterminante de la société, sa rationalité constitue l’être humain ; comment les hommes se perçoivent les uns les autres et ce qu’ils croient être est alors secondaire. » (Adorno, Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p. 264 ; traduction modifiée.)
Ainsi, Adorno dément au fond sa propre affirmation de la Dialectique négative selon laquelle Kant n’aurait pas été aussi rigoureux que cela avec la liberté. Car cette affirmation suppose une notion de liberté que Kant n’a jamais prônée et qui, quoi que l’on fasse, ne peut donc pas être décelée dans son œuvre. Dans les conditions qui constituent le fondement de sa pensée, personne n’a pensé la liberté bourgeoise avec autant de rigueur et de conséquence que Kant. La contradiction de sa pensée réside non dans le fait qu’elle ne réalise pas sa prétention émancipatrice, mais dans celui qu’elle reste prisonnière de ses apories. Il est vrai que, mesurées à l’aune d’une notion emphatique de libération, libération de toute domination, les catégories kantiennes peuvent et doivent être critiquées comme répressives. Mais c’est là autre chose que d’affirmer que Kant aurait trahi son idée de la liberté. Si Adorno le fait malgré tout, c’est dû plutôt au fait que, sur la toile de fond de sa philosophie de l’histoire (laquelle reste en dernière analyse « aufklärerisch »), l’Aufklärung en général et la pensée kantienne en particulier doivent nécessairement paraître comme un stade transitoire – si mutilé soit-il – du progrès émancipateur, même là où la lucidité critique recule devant un tel constat.
4
Ce frein mis à la critique se fait sentir précisément là où Adorno approche de très près le décryptage de l’idéalisme et de la métaphysique. Cela se voit aussi clairement dans la Dialectique négative où, s’appuyant sur Sohn-Rethel, il déchiffre le sujet transcendantal de Kant comme un reflet idéaliste du travail, de la domination et du principe d’équivalence. Même s’il fait ici un pas décisif au-delà de l’Aufklärung et du marxisme traditionnel avec son matérialisme grossier[16], il n’en échoue pas moins à se détacher de l’univers intellectuel de ce dernier. Le problème réside tout d’abord dans le fait qu’Adorno – comme avant lui Sohn-Rethel [17]– se fonde sur une notion du travail selon laquelle celui-ci serait identique au métabolisme avec la nature. Ce que le travail a de spécifique, à savoir qu’il constitue une abstraction réelle capitaliste et constitue et médiatise le contexte social dans la société productrice de marchandises (et uniquement dans celle-ci), voilà ce qui échappe parce qu’il projette le travail – en partie de manière explicite, en partie de manière implicite – sur l’histoire passée et le plaque faussement sur les sociétés non-capitalistes. Mais cela mine au bout du compte sa tentative de retracer le sujet transcendantal depuis Kant jusqu’au fétiche marchand : « Alfred Sohn-Rethel a été le premier à faire remarquer qu’en lui [le principe transcendantal, NdT], dans l’activité générale et nécessaire de l’esprit, se dissimule nécessairement du travail social. Le concept aporétique de sujet transcendantal, d’un non-étant qui néanmoins doit agir, d’un universel qui doit cependant faire l’expérience du particulier, serait une bulle de savon qu’on ne pourrait jamais détacher du contexte d’immanence autarcique d’une conscience nécessairement individuelle. Face à elle, il ne représente pourtant pas que le plus abstrait mais aussi, en vertu de sa puissance formatrice, le plus réel. Par-delà le cercle magique de la philosophie de l’identité, le sujet transcendantal se laisse déchiffrer comme la société inconsciente d’elle-même. On peut même aller jusqu’à déduire cette inconscience. Depuis que le travail de l’esprit s’est séparé du travail physique sous le signe de la domination de la domination de l’esprit et de la justification du privilège, l’esprit scindé a dû, avec l’exagération de la mauvaise conscience, revendiquer justement cette prétention à la domination qu’il déduit de la thèse selon laquelle il est le premier et l’originaire et doit pour cette raison, s’il ne veut pas dégénérer, oublier intensément d’où vient sa prétention. Intérieurement, l’esprit pressent que sa domination stable n’est pas une domination de l’esprit mais possède son ultima ratio dans la violence physique dont elle dispose. Il ne peut se permettre de dire son secret, sous peine de décliner. L’abstraction qui, même selon le témoignage d’idéalistes extrêmes comme Fichte, fait seulement du sujet un constituant, reflète sa séparation d’avec le travail physique, séparation qui est perceptible dans sa confrontation avec lui. […]. Ce qui fait l’essence du sujet transcendantal depuis la Critique de la raison pure, la fonctionnalité, l’activité pure qui s’accomplit dans les performances des sujets singuliers et en même temps les dépasse, projette un travail flottant sur le sujet pur considéré comme origine. […]. Comme extrême cas-limite d’idéologie, le sujet transcendantal approche de très près la vérité. L’universalité transcendantale n’est pas une simple surestimation narcissique du moi, n’est pas l’hybris de son autonomie, mais elle a sa réalité dans la domination qui s’affirme et s’éternise dans le principe d’équivalence. Le processus d’abstraction transfiguré par la philosophie et qui n’est attribué qu’au sujet connaissant, se déroule dans la société d’échanges réelle. » (DN p. 142-143 ; traduction modifiée.)
La rétro-projection transhistorique des formes bourgeoises de travail, domination et raison, est ici non pas brisée mais parachevée en un ensemble clos. Pour cimenter cet ensemble, on a recours au principe d’échange ou d’équivalence dans lequel confluent à la pensée identificatrice et la domination, et dont le concept reste ainsi nécessairement aussi flou que non spécifié, tout comme les catégories avec lesquelles il est mis en relation. La délimitation entre l’échange de dons primitif, l’échange simple de marchandises (en marge et dans les pores des sociétés non-capitalistes) et l’échange d’équivalents basé sur la production marchande capitaliste sous le diktat de l’autovalorisation de la valeur reste au mieux vague. Les deux premiers types d’échange ne semblent être que les stades précurseurs logiques du dernier, tout comme les dormes de domination et de raison non-capitalistes ne semblent être que des étapes à l’intérieur d’un processus historique déjà tracé. « Quand Adorno ne parle tantôt que de division du travail, tantôt que de société d’échange, tout en considérant toujours implicitement les deux termes dans leur rapport à la genèse de la forme de l’identité, on ne peut l’expliquer que par le fait qu’il n’a pas compris le côté spécifique du contexte social inconscient constitué à travers l’échange des produits du travail sous la forme de marchandises. Ce qui veut dire […] qu’il n’aperçoit pas le développement vers le rapport-capital contenu dans le rapport d’échange et où la ‘‘ société de l’échange ’’ rejoint son concept » (R.W. Müller, Geld und Geist, p. 193 ; souligné dans l’original[18]).
Adorno ne voit pas la rupture spécifique que représente l’échange d’équivalents moderne (et le principe d’identité qu’il contient) par rapport à différentes autres formes historiques d’échange. Voilà pourquoi il dessine une image déformée de l’histoire, qui n’ignore pas seulement des cultures et des sociétés non-européennes mais qui subsume également toute l’évolution de l’Occident sous la société bourgeoise et ses catégories. Le point décisif ici est que c’est de nouveau la perspective projective qui obstrue le regard pour cacher l’essentiel. Quand Adorno cherche l’origine du sujet transcendantal kantien dans la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, cela est plus que discutable, et pas seulement du point de vue de l’histoire de la philosophie (Kant apparaît alors – avec Hegel – comme la conséquence nécessaire et l’apogée logique de toute la philosophie occidentale depuis l’Antiquité) ; c’est qu’en même temps il suppose une ontologie de la domination entièrement dans la tradition de l’Aufklärung et du marxisme orthodoxe. La cause première de la domination étant – selon Adorno – la séparation manquée d’avec la première nature, sa caractéristique sociale essentielle et transhistorique serait l’appropriation du surproduit par une classe dominante aux dépens de la grande majorité de la population laborieuse. Certes, chaque forme de domination dans l’histoire a mis au point des méthodes spécifiques d’absorption des richesses et d’exploitation (tributs, impôts, taxes, esclavage, etc.) ; mais de là à en faire le critère décisif de la domination, il n’y a guère que la pensée bourgeoise pour y songer. Il s’agit d’une projection de son propre contexte de domination abstrait constitué par le travail et la production de marchandises et l’impératif de valorisation ainsi engendré.
La signification (inconsciente) de cette projection est sans doute une apologie du capitalisme. Non seulement son principe constitutif en vient à être anobli en principe transhistorique, universellement humain, voire naturel, et par là placé au-dessus de tout soupçon. Mais, en même temps, l’économie de marché peut être idéologiquement présentée (c’est le cas pour l’économie politique) comme la libération de la domination, puisqu’elle serait exempte d’exploitation et que chaque individu y profiterait de la richesse sociale en fonction même de sa contribution personnelle. Comme on sait, le marxisme traditionnel n’a pas fondamentalement mis en question cette vision du monde, il n’a fait que la critiquer de façon immanente comme une chimère. Ainsi, l’échange d’équivalents à la surface du marché ne ferait que voiler l’exploitation et l’inégalité qui auraient lieu dans la sphère de la production. La société bourgeoise apparaît ainsi essentiellement comme une nouvelle variante de la société de classes dans laquelle la classe dominante s’approprie le surproduit d’une façon particulièrement habile : sous la forme de la plus-value et en faisant miroiter une égalité générale qui – en réalité – n’existe pas.
Postone a insisté à juste titre sur le fait que le marxisme traditionnel, malgré sa focalisation constante sur le processus de production, a formulé une critique du capitalisme qui reste fixée sur la circulation, entièrement prisonnière de l’univers propre à l’économie politique classique. Par conséquent, l’objectif de la révolution n’était donc pas de se libérer du travail mais de libérer celui-ci de l’exploitation et de réaliser les valeurs de liberté et d’égalité que la société bourgeoise avait promises mais trahies. Adorno reste lui aussi tributaire de cette perspective. Ce qui le distingue foncièrement du marxisme traditionnel, c’est qu’il brise la réduction de la critique à l’exploitation dans la production pour l’élargir au contexte social du capitalisme dans son ensemble. La notion de la société de l’échange est à ce propos d’une importance capitale et, pourtant, elle reste elle aussi enracinée dans l’univers intellectuel du marxisme. Si la critique productionniste du marxisme était paradoxalement le résultat d’une notion de travail et de domination qui laisse de côté la sphère de la circulation, Adorno, lui, oriente la critique vers la sphère de la circulation sans pour autant dépasser l’appareil conceptuel dont il ne s’est jamais débarrassé. Il arrive ainsi à une perspicacité qui aurait été impossible avec une visée sociologique simpliste faite en termes d’exploitation de classes. Cependant, les limites du marxisme traditionnel transparaissent continuellement [19] : « Le principe d’échange, la réduction du travail humain au concept universel abstrait du temps de travail moyen, est originairement apparenté au principe d’identification. C’est dans l’échange que ce principe a son modèle social et l’échange n’existerait pas sans ce principe ; par l’échange, des êtres singuliers et des performances non-identiques deviennent commensurables, identiques. L’extension du principe fait du monde entier de l’identique, une totalité. Que cependant l’on nie abstraitement le principe ; que l’on proclame comme idéal de n’avoir plus à procéder (par révérence envers l’irréductiblement qualitatif), selon des équivalents, cela constituerait une excuse pour retourner à l’ancienne injustice. Car l’échange d’équivalents consista justement dès l’origine à échanger en son nom du non équivalent, à s’approprier la plus-value du travail. Qu’on annule simplement la catégorie de comparabilité, catégorie de mesure, et, à la place de la rationalité qui bien que de façon idéologique habite pourtant le principe d’échange comme une promesse, il apparaîtrait alors : appropriation immédiate, violence, de nos jours le privilège brut des monopoles et des cliques. La critique du principe d’échange comme du penser identifiant, veut la réalisation de l’idéal de l’échange libre et juste qui jusqu’à nos jours n’a été qu’un pur prétexte. C’est là seulement ce qui transcenderait l’échange. Si la théorie critique a dévoilé l’échange comme celui d’équivalents cependant non-équivalents, la critique de l’inégalité dans l’égalité vise aussi à l’égalité, malgré tout le scepticisme envers la rancune propre à l’idéal d’égalité bourgeois, qui ne tolère rien de qualitativement différent. Si on ne retenait plus à personne aucune partie de son travail vivant, l’identité rationnelle serait atteinte et la société serait au-delà du penser identifiant. » (DN, pp. 119-120, nous soulignons.)
Ce qui frappe ici tout d’abord c’est la reprise en bloc du classique marxiste selon lequel l’échange d’équivalents est une fiction qui ne sert en réalité qu’à voiler l’appropriation de la plus-value ; une interprétation qu’Adorno va jusqu’à antidater à une époque lointaine de l’histoire (« originairement ») pour pouvoir maintenir la mise en parallèle projective de la domination et du travail. Cela va de pair avec l’appel à une prétendue promesse contenue dans l’échange mais restée jusqu’à maintenant irréalisée. Certes, pour Adorno, la réalisation de « l’échange libre et équitable » ne constitue pas le point final de la libération, mais il reste néanmoins (ce qui va tout à fait dans le sens d’une téléologie de l’histoire) le stade transitoire historiquement nécessaire. Tout cela revient à revendiquer paradoxalement la réalisation des idéaux du capitalisme (réalisation dont celui-ci serait incapable) pour ainsi les dépasser en même temps. Cette dialectique quelque peu étrange n’est pas – quoique prétende Adorno – négative, mais paradoxalement positive et ainsi, bon gré mal gré, affirmative à l’égard de la société marchande moderne. Dans son essence, elle revient à affubler malgré tout les contraintes du capitalisme des épithètes « progressiste et civilisateur », bien qu’elles aient été reconnues et critiquées en tant que contraintes. Il s’agit donc de la tentative, un peu honteusement camouflée, de sauver malgré tout la téléologie hégélienne de l’histoire en transfigurant une donnée historique en nécessité historique et logique. C’est qu’Adorno ne se contente pas de dire que, même dans la perspective d’une possible émancipation sociale, on n’aurait pas d’autre choix que de tenir compte des conditions sociales telles qu’elles se sont constituées et telles qu’elles ont évolué au cours de la longue histoire du capitalisme. Il n’y aurait bien entendu rien à redire, car cela va de soi. Mais rien n’oblige d’aller jusqu’à sublimer cette affirmation dans le sens d’une métaphysique de l’histoire. Mais c’est précisément ce que fait Adorno – au moins implicitement – quand il lit dans le principe d’échange et dans le principe d’identification qui lui est lié une promesse non tenue d’émancipation et de « rationalité » [20].
Cet a priori théorique (voire pré-théorique), Adorno s’y heurte sans cesse au cours de son interprétation de la notion de liberté chez Kant. Que celui-ci fasse tout pour débarrasser la liberté de toute « souillure empirique », on peut facilement – comme nous l’avons déjà dit – le décrypter comme l’effet de l’indifférence absolue de la forme-valeur et de la forme-marchandise à l’égard de tout contenu déterminé et spécifique ; « l’autonomie de la volonté » est en réalité « l’autonomie » de la valeur, c’est-à-dire que son auto-référentialité lui fait exercer sa violence contre le monde empirique et sensible. Il est vrai que, d’un côté, Adorno cherche l’origine de « la subordination de toute impulsion à l’unité logique » (DN, p. 200) dans le « principe de l’échange ». Mais, d’un autre côté, il veut même voir dans l’effort de Kant, de déterminer la liberté comme strictement transcendantale, la tentative de sauver celle-ci d’une manière ou d’une autre des contraintes exercées par la réalité de la société de l’échange : « La liberté positive est un concept aporétique, inventé pour conserver, face au nominalisme et à la scientifisation, l’en-soi d’une produit de l’esprit. Dans un passage central de la Critique de la raison pratique, Kant a avoué ce qui est en question dans cette œuvre, à savoir précisément le sauvetage d’un résidu. » (DN, p. 198)
Mais à regarder d’un peu plus près le passage auquel Adorno se réfère, cette interprétation ne résiste pas. Kant écrit : « Mais comme cette loi concerne inévitablement toute causalité des choses, en tant que leur existence est déterminable dans le temps, si c’était là la manière dont on aurait également à se représenter l’existence de ces choses en soi, il faudrait rejeter la liberté comme un concept inconsistant et impossible. En conséquence, si on veut encore la sauver, il ne reste d’autre voie que d’attribuer l’existence d’une chose, en tant que déterminable dans le temps, par suite aussi de la causalité d’après la loi de la nécessité naturelle, comme chose en soi. » (Critique de la raison pratique, cité dans DN, p. 198.)
La loi à laquelle Kant se réfère d’abord est la loi naturelle qu’il a lui même déjà construite et à laquelle seraient soumis tous les phénomènes sensibles, parmi lesquels, selon lui, il y a lieu de compter la « nature intérieure » de l’Homme, c’est-à-dire tous ses besoins sensibles, ses impulsions et ses sensations particulières. Face à ce prétendu déterminisme rigoureux, Kant postule alors une « loi de la liberté » tout aussi rigoureuse, laquelle, cependant, étant donné les conditions présupposées, ne peut avoir sa place que dans une sphère de la raison épurée de toute sensibilité et de toute empirie et, en ce sens, transcendantale. Tout cela est pensé de façon tout à fait conséquente dans les catégories du système kantien qui repose, comme on sait, sur une stricte opposition entre « raison » et « nature », lesquelles, en conséquence, relèveraient également de sphères strictement séparées. Le discours du « sauvetage » se réfère ici clairement à l’auto-affirmation de « l’autonomie du libre-arbitre » face à « la loi de la nécessité naturelle » et n’est donc que le fondement métaphysique de la notion de liberté. Il s’agit donc du noyau le plus central de la théorie kantienne, de la conclusion d’une chaîne d’argumentation logique qui légitime la subordination du monde sous l’abstrait formalisme de la valeur et l’aide à s’imposer. Cependant, selon l’interprétation d’Adorno, le « sauvetage » se réfèrerait au contraire au sauvetage d’un « être en-soi » de la liberté face à une notion de liberté formulée dans les catégories de la contrainte et ainsi trahie. Rien n’est plus éloigné des intentions de Kant. Manifestement, Adorno prend ses désirs pour la réalité. Au fond, il retombe en arrière de l’idéalisme kantien au lieu de le résoudre dans le sens d’une critique de la forme-marchandise. Au lieu de rapporter rigoureusement, comme le fait Kant, le caractère métaphysique de cette notion de liberté à la « forme d’une loi générale » et d’y décrypter le reflet métaphysique du « sujet automate », Adorno nous présente ici une interprétation assez courante de l’idéalisme telle que nous la présente le marxisme traditionnel mais également la critique démocrate de gauche. Selon cette interprétation, la société bourgeoise a relégué ses idéaux dans le royaume des idées parce qu’elle serait incapable de les réaliser effectivement. La métaphysique de l’idéalisme kantien ne correspond donc pas à une inconsciente métaphysique réelle du fétiche marchand, elle n’est idéologie que très banalement au sens où elle ment sur la mauvaise réalité : « Chez Kant, la critique de la connaissance interdit de faire venir la liberté à l’existence ; il ne se tire d’affaire que par l’invocation d’une sphère de l’existence qui sans doute serait exemptée de cette critique, mais aussi de tout jugement indiquant ce qu’elle est. Sa tentative pour concrétiser la théorie de la liberté, pour attribuer la liberté à des sujets vivants, s’empêtre dans des affirmations paradoxales. [21] » (DN, p. 199)
La conséquence logique de la contradiction constatée entre l’idéal et la réalité serait de prendre l’idéal au mot et d’établir enfin la société effectivement d’après lui. Cette conséquence, Adorno refuse de la tirer, mais de même qu’il est incapable de se détacher complètement de la figure intellectuelle qu’elle présuppose, elle hante son argumentation comme une espèce d’ombre. Du moins, la possibilité de libération resterait conservée dans la sphère de l’idée. Ainsi croit-il découvrir un reste de potentiel émancipateur là même où la répressivité de la pensée kantienne a son noyau dur. A propos du « caractère intelligible » à travers lequel l’être humain participerait, selon Kant, de la sphère de la raison et qui sert ainsi de médiateur entre le sujet transcendantal et le sujet empirique, Adorno écrit : « Finalement, le caractère intelligible serait la volonté raisonnable paralysée. Au contraire, ce qui en lui passe pour sa part la plus élevée, la plus sublime, non abîmée par la bassesse, c’est essentiellement sa propre indigence, l’incapacité de transformer ce qui rabaisse ; renoncement qui se donne l’allure d’une fin en soi. Néanmoins, il n’y a rien de mieux parmi les hommes que ce caractère intelligible ; la possibilité d’être un autre que celui qu’on est, alors que pourtant tous sont enfermés dans leur soi et par là encore séparés de leur soi. La lacune éclatante de la doctrine kantienne, le côté fuyant, abstrait, du caractère intelligible, évoque aussi la vérité de l’interdit des images que la philosophie post-kantienne, Marx y compris, a étendu à tous les concepts du domaine positif. Possibilité du sujet, le caractère intelligible est, comme la liberté, un élément en devenir, non un étant. En l’intégrant tant soi peu à l’étant par une description, même la plus précautionneuse, on le trahirait. » (DN, p. 232)
Cependant, l’abstraction extrême des notions kantiennes, leur « côté fuyant » n’indique pas un potentiel émancipateur, elle est due à la tentative de penser la forme bourgeoise dans toute sa conséquence affirmative. Toute la pensée de Kant vise à penser, jusque dans ses dernières conséquences, la logique de cette forme de la manière idéaliste la plus stricte possible. Si cela ne va pas sans apories, c’est à cause de deux facteurs : premièrement, parce que cette logique ne peut finalement pas être comprise que dans les termes d’une critique du fétichisme, alors que Kant apparaît comme l’idéologue de la légitimation et du triomphe de celle-ci. Deuxièmement, parce que cela est dû à la chose même, au fait que la réalité ne se laisse pas réduire complètement à la notion identifiante et, partant, à la forme-valeur, si forte que soit la manière dont elle fait valoir sa prétention impérialiste – ce qui est, comme on sait, une des idées de base d’Adorno lui-même (même si celle-ci se réfère toujours au « principe de l’échange », trop peu spécifié, tant du point de vue historique que conceptuel). Il est vrai que cette non-réductibilité est contenue dans la pensée de Kant dans la mesure où celui-ci nomme, au moins dans la « problématique de la chose en soi », le refoulé et ce qui s’est séparé, alors que Hegel refoule, quant à lui, le refoulement, comme Hartmut et Gernot Böhme le relèvent à juste titre [22]. Mais elle y est seulement contenue en tant que quelque chose de purement négatif, comme ce qui a la fâcheuse propriété de ne pas vouloir se plier au diktat de la forme ; le « progrès infini » désigne la prétention de pousser toujours plus loin en direction de la subordination totale du monde sensible, ce que Kant désigne de manière significative comme s’approchant d’un « idéal de sainteté » (ibid.). Mais ce qui, en réalité, correspond plus à l’état de choses, c’est que Hegel affirme de façon cyniquement innocente : « Tant pis pour la réalité ».
La dialectique négative a pour charge de déchiffrer, dans sa logique répressive, cette subordination à la fois réussie et manquée du monde sous le diktat de la valeur, comme le postule Adorno. Mais lorsqu’il croit déceler un « être en soi » de la liberté dans la métaphysique kantienne, par là il s’écarte au fond de sa propre méthode. Ce sont les apories irrésolues de ses propres conceptions et leur enfermement dans la philosophie de l’histoire progressive (aufklärerisch) qui mènent Adorno à vouloir encore sauver l’Aufklärung contre sa propre logique interne destructive. Mais quand on n’identifie pas l’Aufklärung à la pensée réflexive en soi en la comprenant comme une forme de pensée tout à fait spécifique et liée à une forme-fétiche historiquement déterminée – comme la raison moderne -, alors on peut la critiquer dans toutes les conséquences négatives sans, pour autant, tomber dans le pessimisme absolu. « Le désir de sauvetage » qu’Adorno attribue faussement à Kant est en vérité le sien. S’il perdure, ce n’est pas à cause de l’Aufklärung et de la société marchande, mais malgré elles. Que l’Aufklärung soit incapable, malgré tous ses efforts d’effacer l’idée de la libération de la domination, cela n’est pas à lui attribuer comme mérite mais démontre seulement son caractère intrinsèquement intenable, le fait qu’elle ne peut qu’échouer de façon désastreuse face à sa propre prétention, mais n’indique nullement une promesse non tenue.
Norbert Trenkle,
membre du groupe allemand Krisis, auteur de nombreux ouvrages sur la critique de la valeur (wertkritik) et co-auteur avec Ernst Lohoff et Robert Kurz, du Manifeste contre le travail.
Décembre 2002 [23].
[1] Dans la Dialectique de la raison (Adorno/Horkheimer), le mot « Aufklärung » désigne plus généralement la « pensée en progrès ». Nous avons gardé dans la plupart des cas le mot allemand Aufklärung et traduit ce mot, où cela était nécessaire, par « Lumières » ou par « pensée rationaliste ». Le mot « Raison » traduit l’idée transhistorique de « Vernunft », le mot « raison » son sens général. « Gegenaufklärung » a été traduit soit par « contre-Aufklärung » soit par « irrationalisme » (NdT).
[2] Surtout face à la situation, complètement changée, du monde actuel où c’est avec des bombardiers qu’une certaine gauche entend brusquement répandre les « valeurs de l’ Aufklärung » dans le « monde islamique » dénoncé comme « pré-moderne » ou « anti-moderne ».
[3] « Le caractère essentiel de toute détermination de la volonté par la loi morale, c’est qu’elle soit déterminée simplement par la loi morale comme volonté libre, partant non seulement sans le concours des attraits sensibles, mais même à l’exclusion de tous ceux-ci, et au préjudice de tous les penchants, en tant qu’ils peuvent être contraires à la loi morale. » (Kant, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1943, p. 76)
[4] « Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. » (Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1947, p. 65).
[5] Voir en plus détaillé, R. Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus, Francfort/M, Eichborn, 1999, p. 33 ainsi que p. 273 passim.
[6] Anselm Jappe, « Sic transit gloria artis. Theorien über das Ende der Kunst bei Theodor W. Adorno und Guy Debord », in Krisis, 15, Bad Honnef, 1995, p. 164 et passim. [Ce texte a été traduit en Français dans Anselm Jappe, L’avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Lignes, 2004 (Note de la transcription)].
[7] Ce qu’il y a de lumineux dans ce passage, c’est la manière dont est utilisé le mythe d’Ulysse comme surface de projection pour décrire et analyser le type de caractère bourgeois de façon tout à fait juste à maints égards. Mais cela même n’est valable que dans la mesure où l’on est conscient de cette projection, en utilisant par exemple le personnage d’Ulysse dans le sens d’un effet de distanciation ou d’un « mythe scientifique » (Freud) afin d’éclaircir quelque chose que ce personnage ne pouvait pas être lui-même. Müller formule une critique semblable : « En identifiant, dans le personnage d’Ulysse, le propriétaire terrien au bourgeois voyageur, on voile une différence essentielle […]. Il faudrait que la différence entre travail manuel et travail intellectuel, et sa détermination par le pouvoir de classe direct soient clairement distinguées de la forme de division du travail dont le contexte social doit se former de façon aveugle sous la domination de la valeur. » (R. W. Müller, Geld und Geist, 1976, p. 193).
[8] Voir également R. Wiggershaus, L’Ecole de Francfort, Paris, PUF, 1993, pp. 372-376.
[9] En effet, la pensée bourgeoise et optimiste de progrès se voit flanquée au plus tard depuis le XIXe siècle d’un pessimisme qui n’est que son image réfléchie. Que l’on pense au Malaise dans la civilisation de Freud ou au Déclin de l’Occident de Spengler et à son héritier Samuel Huntington.
[10] Quand Moishe Postone, dans sa critique de la lecture « matérialiste » que Lukacs fait de la philosophie de l’histoire de Hegel, montre que l’esprit universel n’est que le reflet idéaliste du « sujet automate », c’est-à-dire d’un principe de socialisation spécifique et historiquement unique, alors cette critique touche aussi indirectement la philosophie de l’histoire développée dans la Dialectique de la raison.
[11] Au bout du compte, que cette construction historico-philosophique soit quelque peu bancale, Horkheimer et Adorno s’en sont sans doute aperçus eux-mêmes. C’est que les caractéristiques spécifiques de la modernité capitaliste et de la raison qui la caractérise sont par trop manifestes. Ainsi s’expliquent des remarques telles que celles-ci : « La raison de l’ère moderne fut placée dès le début sous le signe du radicalisme : en cela elle se distinguait de toutes les phases précédentes de la démythologisation. » (Ddlr, p. 102) Des phrases comme celle-ci ne mettent pourtant nullement en question le développement général de l’argumentation et servent par conséquent à en colmater les fissures et les fractures au lieu de les prendre vraiment au sérieux. Le terme « radicalité » signifie que la raison bourgeoise formaliste remonte à la racine du « devenir homme ». Elle constitue le point final logique d’une ligne d’évolution : « La ligne que constitue cette suite de comportements est à la fois celle de la destruction et de la civilisation. Chaque pas fut un progrès, une étape de la Raison. Mais tandis que toutes les transformations précédentes, du pré-animisme à la magie, de la civilisation matriarcale à la civilisation patriarcale, du polythéisme des esclavagistes à la hiérarchie catholique, remplacèrent les anciennes mythologies nouvelles, néanmoins ‘‘ éclairées ’’ […] la lumière de la Raison taxa de mythologie toute forme de dévotion qui se considérait comme objective et fondée sur la réalité » (Ddlr, pp. 102-103). Ou encore : « Le bourgeois dans ses aspects successifs de propriétaires d’esclaves, de libre entrepreneur, d’administrateur, est le sujet logique de l’ Aufklärung. » (Ddlr, p. 94)
[12] Voir C. P. Ortlieb, « Bewusstlose Objektivität », in Krisis, n°21-22, 1998 ; au sujet de la genèse historique de ce rapport avec la nature , voir G. et H. Böhme, Das Andere der Vernunft, 1985 et R. zur Lippe, Vom Leib zum Körper, Reinbek bei Hamburg, 1988. (1974).
[13] « Cette relation entre la peur et la raison est stratégiquement aussi nécessaire que refoulée […]. La morale [au sens de la doctrine morale de Kant, NdT] représente la tentative de chasser cette peur qu’elle produit d’abord elle-même. Le double bind intérieur dans lequel la morale place le sujet enchaîne inexorablement celui-ci à la loi. Sans cette peur, il n’y aurait pas cette forme de raison » (Böhme, Das Andere der Vernunft, op. cit., p. 331).
[14] Voir à ce propos R. Scholz, « Der Wert ist der Mann », in Krisis 12, 1992 et Das Geschlecht des Kapitalismus, Bad Honnef, 1999 ; ainsi que C. P. Ortlieb, art. cit., p. 40.
[15] L’idée anthropologisante de base, qui s’appuie sur Freud, selon laquelle il faut chercher l’origine de l’irrationnel (ce que la raison refoule et ce qui finit toujours par se frayer un chemin – et qui serait ainsi le revers de la civilisation tout court jusqu’à nos jours) dans la séparation manquée d’avec la nature, cette idée se trouve encore à la base de la Dialectique négative, même si elle est exprimée plutôt « en passant » et traitée implicitement dans nombre d’arguments Un exemple : « La marque distinctive des forces civilisatrices est le fait qu’elles ne remettent pas en question les évidences il n’y a que l’un, l’invariable, l’identique qui soit bien. Ce qui ne s’y plie pas, tout l’héritage du moment naturel prélogique, est immédiatement renvoyé au mal, aussi abstraitement entendu que le principe de son contraire. Le mal, pour la bourgeoise, c’est la survivance de l’élément ancien, soumis, incomplètement soumis. » (Dialectique négative [DN], Paris, Payot, 1984, p. 190). A propos du rapport entre la raison et la nature, voir par exemple également DN, p. 225.
[16] Adorno a sans doute ici préparé le terrain à un décryptage plus avancé du fétichisme de la marchandise. Ce n’est pas un hasard si ce sont en majorité ses élèves (Krahl et Backhaus, par exemple) qui ont poursuivi ce travail.
[17] Voir à ce propos, R. Kurz, « Abstrakte Arbeit und Sozialismus », in Marxistische Kritik 4, Erlangen, 1987 (www.krisis.org).
[18] « C’est à Adorno (et aussi à Horkheimer) que revient le mérite d’avoir attiré l’attention sur le rapport entre la forme logique de l’universalité, le principe de socialisation par le travail qui plane comme lui au-dessus des diverses activités de production réelles comme point de références. Leur défaut est de s’être arrêtés avec cette indication sur le plus haut niveau jamais atteint par la conscience bourgeoise de son propre monde. L’idée du sujet transcendantal comme point de fuite, qui, de tous temps, organiserait socialement les sujets intellectuels pensants ‘‘ intellectuellement en action ’’, peut être comprise comme la reprise au niveau de la critique épistémologique de la doctrine formulée par l’économie classique selon laquelle l’harmonie du travail total d’une société naît des activités individuelles des individus participant à l’échange » (Müller, id., p. 201).
[19] Postone (op. cit., p. 84) démontre que Horkheimer et Pollock n’arrivent pas à dépasser les limites du marxisme traditionnel, ce qui expliquerait leur vision pessimiste. Cela vaut également – quoique d’une manière différente – pour Adorno.
[20] La construction historico-philosophique du capitalisme comme stade de transition nécessaire sur la voie de l’émancipation perd complètement le nord là où elle est maintenue avec violence contre la logique d’écroulement intrinsèque du système producteur de marchandises et quand, même le bombardement d’un pays vomi par le marché mondial peut passer pour une prouesse civilisatrice. Adorno s’en serait sans doute détourné avec horreur et, pourtant, cette conséquence cynique, dans laquelle la pensée de l’Aufklärung devient immédiatement identique avec son « revers sombre », est aussi incluse, d’une certaine façon, dans sa philosophie de l’histoire paradoxale.
[21] Ailleurs on peut lire : « Si l’idée de liberté a perdu son pouvoir sur les hommes, ce n’est pas en fin de compte parce qu’elle était de prime abord conçue de manière si abstraite et subjective que la tendance sociale objective a pu sans peine l’enterrer sous elle. » (DN, p. 170) Donc : la notion de liberté de l’Aufklärung n’exprime pas en soi la relation intérieure avec « la tendance sociale objective », mais se tient à l’extérieur d’elle et reste finalement désemparée devant celle-ci.
[22] « Dans cette dialectique de l’appropriation et du refoulement s’est accomplie la définition moderne de la réalité. Quand Hegel finissait par identifier le réel au rationnel, il refoulait encore le refoulement. » (H. et G. Böhme, op. Cit., 1985, p. 14).
[23] Cet article a paru en décembre 2002 dans la revue allemande Krisis « Contributions à une critique de la société marchande ». Texte traduit de l’allemand par Wolfgang Kukulies et Luc Mercier.