L’économie planifiée soviétique a échoué à cause des mécanismes de concurrence de la production de marchandises
par Julian Bierwirth
Le 30 août 2022, le dernier président du Comité central du PCUS d’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, décédait. En Allemagne, certains ont rendu hommage à l’œuvre de celui qui fut le « précurseur de l’unité ». Dans l’article suivant, Julian Bierwirth revient sur les véritables causes structurelles de l’effondrement de l’Union soviétique, développe les analyses de Robert Kurz présentées en 1991 dans L’Effondrement de la modernisation, et réagit à un article d’Evgueniy Kasakov, qui quant à lui, avait fait valoir que Gorbatchev avait simplement échoué dans sa démarche de réforme[1].
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Un socialisme d’État planifié peut-il fonctionner ? C’est la question qu’a posée ici Evgueniy Kasakov dans sa réflexion sur le règne de Mikhaïl Gorbatchev. Selon lui, le passage de l’économie planifiée à l’économie de marché, initié par la perestroïka, a finalement été un cas flagrant de mauvaise gestion. Gorbatchev ne connaissait pas la politique complexe des nationalités soviétiques, il a dévalorisé le parti, a négligé de se rendre régulièrement au secrétariat du comité central et n’a en outre pas suffisamment veillé à intégrer les socialistes partisans de l’autogestion ‒ poor management, that’s all !
Le déclin économique de l’économie soviétique était pourtant prévisible depuis des décennies, même s’il n’aurait certainement pas été nécessaire d’en arriver exactement au cours de réformes que Gorbatchev a finalement adopté.
Après la révolution russe, la tentative de forcer l’émergence d’une économie productrice de marchandises par le biais d’une planification étatique a d’abord semblé réussir. La Russie, à peine industrialisée, a pu, dans le cadre d’une « modernisation de rattrapage » [2], réaliser une version très particulière de l’« accumulation initiale ». Ce qui a été accumulé était d’ailleurs parfaitement clair pour les protagonistes : le capital.
En peu de temps, une industrie lourde a été créée de toutes pièces. Dans le domaine de l’industrialisation de base, la « voie soviétique » peut donc être considérée comme un succès. Cependant, l’économie planifiée a ensuite échoué à organiser la transition vers une société de consommation avec sa différenciation multiple de produits.
Ainsi, dès les années 1960, les erreurs systématiques d’orientation de la production planifiée de marchandises sont devenues de plus en plus évidentes. Elles se manifestaient non seulement dans l’énorme économie souterraine, mais aussi dans la performance économique toujours en retard sur le plan quinquennal. Parallèlement, malgré les innovations techniques, le niveau de vie de nombreuses personnes n’augmentait guère (voire pas du tout), car il y avait certes des augmentations de salaire, mais les biens de consommation correspondants n’étaient pas disponibles dans les magasins.
Il en résulte une société à deux classes basée sur deux « marchés » strictement différenciés, dans laquelle les meilleurs produits sont disponibles pour ceux qui se trouvent suffisamment haut dans la hiérarchie socialiste. Cette situation a généralement été présentée et critiquée par les marxistes traditionnels comme une exploitation des ouvriers et des ouvrières par la « classe » bureaucratique. Mais derrière cette exploitation se cache encore autre chose : un manque flagrant de fonctionnement de l’économie planifiée, qui résulte d’une contradiction fondamentale et insoluble de la « production socialiste de marché ». Comme toute production de marchandises, elle repose en effet sur la confrontation d’intérêts particuliers des producteurs.
Chaque unité de production individuelle est en fin de compte intéressée par l’obtention d’un maximum d’avantages au détriment des autres. Dans l’économie de marché, cela s’exprime par la recherche de profits et de revenus élevés. En revanche, lorsque l’État se substitue au marché, les entreprises tentent de contourner les directives du plan et de les manipuler en leur faveur. Elles profitent du fait que les autorités de planification de l’État dépendent des informations venant de la base pour pouvoir établir un plan.
Ceux qui communiquaient des chiffres réalistes sur leurs besoins ou leurs possibilités de production devaient s’attendre à ce que les exigences de production soient augmentées ou les allocations de matériel réduites au cours du processus de planification. Au lieu de cela, les entreprises ont essayé d’anticiper la forme que prendrait le plan et les exigences auxquelles elles seraient confrontées. Il était dans leur intérêt de dissimuler leurs propres performances, car il serait alors d’autant plus facile de remplir les objectifs du plan et d’obtenir les gratifications correspondantes. Dans l’économie de marché, la concurrence fait en sorte que la production la moins chère tend à s’imposer, car les entreprises font faillite si elles enregistrent des pertes durables. Dans la production de marchandises planifiée par l’État, la concurrence prend en revanche une forme indirecte ou négative : Tous les participants essaient d’obtenir le plus grand nombre possible de matériaux et de force de travail afin de pouvoir livrer le plus facilement possible la production attendue. Les autorités de planification étaient bien conscientes de ces problèmes. C’est pourquoi, au fil des années, elles ont tenté de modifier les méthodes de planification. Mais les entreprises trouvaient toujours un moyen de les contourner.
Il y a une garantie d’achat ? Dans ce cas, la qualité des produits n’a pas beaucoup d’importance s’ils sont de toute façon achetés. Le plan se réfère à la quantité de marchandises produites ? Nous essayons alors de les fabriquer avec le moins de matière possible, même si cela risque de les rendre de facto dysfonctionnels. Le plan se réfère au poids des marchandises ? Dans ce cas, nous fabriquons les produits les plus volumineux possibles, pour lesquels il est seulement important d’utiliser beaucoup de matières premières lourdes.
Le comportement des entreprises a toujours suivi le schéma de la société. Elles se sont comportées comme des acteurs privés en concurrence pour des ressources rares. En conséquence, l’économie planifiée soviétique était caractérisée par une incertitude notoire en matière de planification. La possibilité pour l’entreprise d’obtenir les ressources nécessaires à la production était tout aussi incertaine que la possibilité pour les consommateurs et consommatrices d’accéder finalement aux produits de consommation espérés.
La concurrence « socialiste » indirecte se joue à plusieurs niveaux. Outre la lutte pour l’attribution de moyens par la centrale, une concurrence parallèle s’est établie, dans laquelle les matières premières nécessaires mais non attribuées étaient acquises par le biais d’intermédiaires professionnels (appelés Tolkatchi). De plus, la répartition de la main-d’œuvre était également très disputée. Les entreprises essayaient toujours d’attirer le plus grand nombre possible de travailleurs, par exemple par des attributions spéciales de biens de consommation, de meilleurs logements ou des systèmes de primes, car cela semblait être l’indice d’une plus grande création de valeur.
Ce mécanisme pouvait encore fonctionner dans les premières phases de l’industrialisation socialiste, car il s’agissait tout simplement de produire le plus grand nombre possible de biens de base. Mais au fur et à mesure que la production se différenciait, l’extension pure et simple de la main-d’œuvre s’est avérée insuffisante, car elle ne s’accompagnait pas d’une augmentation correspondante de la productivité de l’entreprise.
Dans les discussions contemporaines dans le monde extérieur capitaliste, ces défauts de l’économie socialiste de commande réellement existante ont souvent été attribués à l’absence de mécanismes de marché. L’intention sous-jacente était généralement de légitimer le mode de production et de vie capitaliste et de détourner l’attention de ses conséquences catastrophiques pour l’homme et la nature. Il n’en reste pas moins vrai que la tentative de production planifiée et « socialiste » de marchandises devait inévitablement entraîner des formes de concurrence négative décrites plus haut, dans lesquelles les lois de l’économie marchande s’imposent par des moyens indirects plutôt que par la voie directe de la concurrence sur le marché.
C’est pourquoi, d’une certaine manière, il était tout à fait cohérent que Gorbatchev et ses fidèles veuillent transformer peu à peu la production de marchandises socialiste planifiée en une production de marchandises d’économie de marché. Il ne s’agissait pas de transformer une « économie socialiste » en une économie capitaliste ‒ il s’agissait simplement de tenter d’asseoir un régime capitaliste d’État sur les bases de l’économie de marché, qui sont inhérentes à la logique du système de production de marchandises.
Cependant, l’économie soviétique était déjà tellement à terre que l’économie planifiée n’était pas la seule à s’effondrer. Elle ne pouvait pas non plus faire face à la concurrence mondiale qui était en train de naître à l’époque, et la transition a donc abouti à la désintégration économique. Sur le plan politique également, l’Union soviétique était déjà en grande partie détruite dans les années 1980. Au niveau de l’État, la situation mafieuse était déjà à l’ordre du jour, le pouvoir du parti s’était depuis longtemps transformé en pouvoir des appareils et des clans qui le soutenaient. Il n’est donc plus surprenant qu’après de nombreux remous politiques, le résultat final soit un régime dictatorial et kleptocratique à la Poutine.
Tout cela ne plaide pas du tout en faveur de l’économie de marché. Nous voyons justement comment celle-ci détruit de manière catastrophique les bases de notre existence. Il en résulte plutôt que pour surmonter le capitalisme, il faut bien plus qu’une nationalisation des moyens de production. Il faudrait des « modes de relation » (Bini Adamczak) entièrement nouveaux, qui ne reposent pas sur la production de marchandises et la concurrence tous azimuts, mais sur la coopération et la solidarité.
Paru dans le magazine allemand Jungle World du 20 octobre 2022 (n°42)